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La pie du barbier

En ces temps d’interrogation sur la condition animale, je ne suis pas mécontent d’avoir retrouvé, au hasard d’un butinage des essais de Montaigne, l’étonnant extrait qui suit. Enfin, pas vraiment d’un butinage, mais d’une relecture suivie de l’apologie de Raymond Sebond, un véritable livre en soi, entamée en prévision des longues soirées d’hiver. Je ne me souvenais pas, mais ce livre débute par un long plaidoyer pour le respect de la condition animale, donnant de multiples exemples quant à la sensibilité, l’intelligence et parfois au génie de certaines espèces :

dessin Fanny Ruelle

“Mais cette autre histoire de la pie, à laquelle nous avons Plutarque même pour répondant, est étrange. Elle était en la boutique d’un barbier à Rome et faisait merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu’elle oyait ; un jour il advint que certaines trompettes s’arrêtèrent à sonner longtemps devant cette boutique, depuis cela et tout le lendemain voilà cette pie pensive muette et mélancolique, de quoi tout le monde était émerveillé et pensait-on que le son des trompettes l’ait ainsi étourdie et étonnée et qu’avec l’ouïe la voix se fut quant et quant éteinte; mais on trouva enfin que c’était une étude profonde et une retraite en soi-même, son esprit s’exerçant et préparant sa voix à représenter le son de ces trompettes, de manière que sa première voix ce fut celle-là, d’exprimer parfaitement leurs reprises, leurs poses et leurs nuances, ayant quitté par ce nouvel apprentissage et pris à dédain tout ce qu’elle savait dire auparavant.”

 

Essais de Michel de Montaigne,  Union Latine d’éditions, 1957. Tome V, page 23. 

Montaigne, la vie sans loi

« Or les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens qui en haine d’équalité ont faute d’équité. Mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus. Il n’est rien si lourdement et largement fautier que les lois, ni si ordinairement. Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit pas justement par où il doit. »

montaigne

Il faut attendre la page 175 du Montaigne de Pierre Manent, qui vient de paraître chez Flammarion, pour lire ce troublant passage des Essais (III, 13) et enfin toucher des yeux la promesse du livre, sous-titré « La vie sans loi », formulée sur la quatrième de couverture : « Montaigne est engagé dans une entreprise de recomposition des autorités, dont le moi de chacun de nous voudrait être l’heureux héritier. Il faut entrer dans son atelier pour découvrir ce que cette entreprise comporte d’audace et de ruse, de vertu et de vice, de vérité et de mensonge. »

S’il ne remplit pas sa promesse, la vertu de cet ouvrage, un brin laborieux, qui s’égare trop souvent du côté de Pascal et de Rousseau, est ailleurs. Elle est de déminer les Essais, de faire la part entre les concessions accordées à l’époque, les facéties, et l’incroyable liberté de penser que s’accorde Montaigne. Pierre Manent nous propose, en quelque sorte, une lecture au second degré des Essais, ainsi que le note Patrick Rodel : « Des étapes autrefois admises qui jalonnaient le parcours de Montaigne du stoïcisme au scepticisme en passant par l’épicurisme, il ne reste plus grand chose dans la lecture que nous propose Manent. Ce qui semble l’emporter c’est une destruction, pour ne pas dire une déconstruction, du projet philosophique qui, depuis l’Antiquité et Socrate, tend à ordonner la pensée et la vie humaines sous l’autorité de la raison. »

De fait, et c’est ce qui fait toute la modernité de Montaigne, qui saute allègrement au-dessus des Lumières si l’on peut dire, le vieux Gascon n’accorde guère plus de crédit à la raison, à la construction philosophique qu’à la religion (en dépit des précautions diplomatiques qu’exigeaient l’époque). Montaigne est un intuitif, qui fait la part belle au corps, aux sens. « Puisqu’on ne peut simplement croire les sens comme les épicuriens, ni les congédier comme les stoïciens : « il n’y a point de science ». Les sens troublent l’entendement et sont troublés par les passions de l’âme, de sorte qu’ultimement, et toute notre ignorance se rassemble pour ainsi dire en ce point, nous ne savons pas si nous dormons ou si nous veillons. »

Il y aurait donc du Tchouang Tseu dans Montaigne. Ce n’est pas complétement idiot. Cet essai de Pierre Manent nous montre, à tout le moins – comme le rappelle le long passage sur la condition animale – que Montaigne n’a pas dit son dernier mot, que les Lumières ont peut-être investi un peu abusivement dans la raison humaine, qu’un peu d’humilité ne serait pas inutile. C’est une bonne nouvelle.

Montaigne, la vie sans loi, Flammarion, 366 p. 22€.

Un hiver sans Montaigne, mais avec qui ?

Le succès de librairie du petit ouvrage d’Antoine Compagnon sur Montaigne est un de ces beaux mystères qui auront marqué l’année. C’est, qu’elle qu’en soit l’explication, une excellente nouvelle, et invite à ne pas désespérer de nos contemporains, en cette période de catastrophisme ambiant et de volatilité de la pensée. Montaigne était confronté à une situation autrement plus redoutable que la nôtre – les guerres de religion – ce qui ne l’a pas empêché de déployer une pensée ayant allégrement résisté aux siècles.  Cet homme qui en une formule lapidaire « on mesure sa fortune à l’aune de ses besoins » vous cloue au sol tous les pleurnichards de la terre.

compagnonLes Essais restent le cadeau redouté de tous mes amis, qui savent mon admiration pour cette bible du savoir vivre, au sens premier. Cela n’affaiblit pas, pour autant, le désarroi que l’on peut ressentir face à la vacuité de la pensée contemporaine, à la terrible absence de regard panoramique sur l’existence que propose un « honnête homme » de cette trempe. On aimerait pourtant, découvrir un type de cette épaisseur : simple, pas bêcheur, pas sectaire, posant une distance amusée sur les peurs du moment, parlant sans prévention de la vie et de la mort, dont la pensée serait éclairée par les découvertes de la psychologie et de la science contemporaines.

Bref, existe-t-il un Montaigne discret, caché dans les rayons des librairies, dont l’existence nous serait masquée par les sunlights de l’actualité ? Les lecteurs, de passage régulier ou non dans cet atelier ont-ils des auteurs, des ouvrages qui leur semblent poser un peu sérieusement, une lecture fine, solide et pourquoi pas joyeuse de l’humaine condition en ces temps de confusion généralisée et de pensée jetable ?

 Les timides, toujours aussi nombreux, peuvent se contenter d’une référence.

Au château de Montaigne

Quelques ouvrages poussiéreux, quelques caisses de Bergerac, trois cartes postales et deux assiettes gravées – je force à peine le trait – l’accueil au château de Montaigne a quelque chose de simple et de familier qui ravit le coeur. Comme si le gentilhomme campagnard avait transmis a la postérité cette bonhommie et cette simplicité qui traversent ses écrits. On est loin, au château de Montaigne, dont il ne reste guère que la tour – mais quelle tour – du XVIe siècle, de la mise en scène désormais d’usage dans la plupart des monuments historiques. L’explication semble tenir au fait que le château reste une propriété privée, dont les bâtiments principaux sont encore habités.montaigne

C’est une étudiante qui fait visiter les lieux. Certes il ne faut guère l’éloigner du petit compliment consciencieusement appris qu’elle récite en traversant chaque pièce de la tour, de la chapelle à la librairie, mais c’est parfait. Cette liberté donnée au visiteur de caresser les pierres, de s’imaginer la bibliothèque remplie, d’embrasser le point de vue qui s’offrait à l’auteur, de baguenauder dans le parc, est un plaisir chaque fois renouvelé pour qui a partagé les réflexions, les états d’âme, les repentirs de Montaigne.

château MontaigneL’an dernier, en sortant, je n’ai pas emporté de caisse de Bergerac, ce que j’avais fait les années précédentes, content d’épater les copains lors de quelque dîner. Ce Bergerac est quand même un peu juste, et manifestement pas très écolo. Mais là n’est pas l’essentiel; pour qui a goûté un jour à la prose de notre homme. De cette prose rare qui transforme son lecteur. Je reste persuadé que le regard porté par cet honnête homme sur la condition humaine en un siècle aussi troublé que le sien, est l’un des biens les plus précieux qui nous ait été transmis. Chacun ses héros. Montaigne est l’un des miens.

Illustrations D.R.