Le Malais de Magellan 13

13 – L’impression

Suite du récit de Pigafetta. Simon du Bois confirme son proche départ. Il autorise les jeunes gens à imprimer le texte « au noir ». Louise s’impose comme éditrice de l’ouvrage, qui s’intitulera « L’histoire véritable du premier tour du monde ».

 

« Ce vin de Bordeaux est délicieux, Louise, vous êtes une magicienne savez-vous. » Léonard est épaté par la capacité de Louise à enchanter les moments ordinaires de la vie, ainsi qu’elle le réussit, l’air de rien, avec cette cruche de Bordeaux accompagnant la collation rapportée de la cuisine. « Continuez votre récit, je vous prie. Je suis, comment dire, embarqué dans votre nef de papier. » Louise reprend ses feuillets, se relève, offrant au regard de Léonard sa longue robe fuselée à col carré. « Reprenons donc. L’expédition poursuit sa route, toujours à la recherche des îles Malucques. La compréhension d’un langage commun facilite grandement les choses et Magellan fraternise avec un roitelet local, sur une île apparemment plus hospitalière que les autres, baptisée Cebu. Mais il commet l’imprudence de se mêler des rivalités entre souverains indigènes et meurt, bêtement, massacré sur une plage par une troupe de sauvages en furie. A partir de ce moment, ce sont les évènements plus que les hommes qui vont décider de la forme que prendra la suite de l’expédition. Il faut d’ailleurs brûler l’une des trois dernières nefs, la Conception, faute de marins pour continuer la route. »

« Avant de poursuivre l’aventure maritime, Léonard, permettez-moi d’attirer votre attention sur les observations de Pigafetta, qui conjugue l’œil du naturaliste et la verve du poète. Voici par exemple ce qu’il dit de mystérieuses feuilles découvertes sur ces îles qui semblent dotées de vie : «Encore on trouve là des arbres qui font telles feuilles que, quand elles tombent, elles sont vives et cheminent. Et sont ces feuilles ni plus ni moins comme celles d’un mûrier, mais non pas tant longues. Près de la queue d’un côté et d’autre, qui est courte et pointue, elles ont deux pieds, n’ont point de sang et devant qui les touche elles s’enfuient. J’en tins une neuf jours en une cage, et quand je l’ouvrais elle allait tout autour de la boite». Incroyable, non ? C’est l’une des notations qui m’a le plus intriguée, nul doute qu’à la relecture nous en trouverons d’autres, tout aussi étranges, qui vont passionner nos jardiniers et nos apothicaires. Mais reprenons. Grande déception en touchant enfin les îles Malucques. Les Espagnols épuisés découvrent qu’ils ont été devancés par les Portugais, lesquels ont secrètement pris possession de l’île dix ans plus tôt, par la route des Indes orientales. L’expédition est donc un échec pour la couronne d’Espagne, même si le roi indigène les autorise à charger leurs navires de clous de girofle, de gingembre et de noix de muscade. Je vous passe les détails, les liens noués avec les sauvages, les intrigues qui émaillent cette navigation d’île en île. La peur aussi, à la découverte de chaque nouvelle population. Enrique de Malacca n’est plus là pour créer le lien, assurer la traduction des premiers échanges. Il a disparu, englouti sur l’île de Cebu, lors de la disparition de Magellan. Pigafetta ne sait pas ce qu’il est devenu. »

« Finalement les deux derniers navires le Victoria et la Trinidad sont contraints de se séparer. La Trinidad craque littéralement sous le poids de sa cargaison et reste aux Malucques avec cinquante hommes pour engager d’importantes réparations. De toute façon les deux capitaines ne sont pas d’accord. Elcano veut poursuivre sa route par l’Ouest, alors que Lopez de Carvalho, l’autre commandant de fortune, souhaite rebrousser chemin et revenir par la mer Pacifique. Pigafetta ne dit pas ce qu’est devenu ce navire. Ce qui est sûr c’est que la Victoria, elle, prend la route du cap de Bonne Espérance avec soixante hommes d’équipage, longe les côtes africaines et, faute de vivres, fait relâche aux îles du Cap-Vert, en terre portugaise. « Et nous commandâmes aux nôtres du bateau qu’eux, étant à terre, demandassent quel jour il était. Auquel fut répondu qu’aux Portugallois il était jeudi, dont ils furent moulte ébahis parce qu’à nous il était mercredi, et nous ne savions comment nous avions failli. » Pigafetta découvre ainsi qu’en voyageant toujours vers l’occident l’expédition « avait emporté l’avantage de vingt-quatre heures ». Malheureusement les Portugais, auquel l’équipage n’a pas dévoilé sa provenance, se doutent de quelque mensonge et retiennent treize hommes prisonniers. Si bien qu’ils ne seront que dix-huit, épuisés, affamés, loqueteux à rejoindre l’Espagne deux mois plus tard. « Samedi 6 septembre 1522, nous entrâmes en la baie de San Lucar et n’étions que dix-huit hommes, la plupart malades, du reste des soixante, dont les uns moururent de faim, les autres s’en allèrent en l’île de Timor, et les autres avaient été punis à mort pour leurs délits. Depuis le temps que nous partîmes de cette baie jusqu’au jour présent, nous avions fait 14 460 lieues et accompli le cercle du monde de levant au ponant. » Louise se tait, laissant les pensées de Léonard voguer un long moment sous la lumière lunaire qui infuse dans la librairie à travers le papier huilé de la croisée.

 

 

Simon du Bois est de meilleure humeur depuis quelques jours. Les nouvelles de Paris sont bonnes, ses amis Robert Etienne et Geoffroy Tory lui ont trouvé un atelier rue Saint-Jacques, où il pourra poursuivre ses activités à l’abri de la corporation, tout en confrontant sa manière de travailler avec les meilleurs artisans du royaume. Il a donné l’autorisation à Léonard, Guillaume et Gaspard, d’utiliser la presse durant la nuit pour imprimer cet ouvrage qui leur tient tant à cœur. Les trois garçons prennent un grand plaisir à utiliser la fonte de caractères romains apportée par le jeune Garamont, même s’ils doivent travailler « au noir » comme on dit, lorsque les volets de la boutique sont clos. Les choses se sont organisées naturellement : Léonard compose, Gaspard imprime pendant que Guillaume, installé dans un coin de l’atelier grave quelques fleurons, bandeaux et culs de lampe qui viennent animer les pages, en fonction de l’avancement de la composition. Louise n’est pas autorisée à fréquenter l’atelier la nuit, mais elle joue un rôle capital durant la journée, relisant et annotant inlassablement les épreuves que les garçons ont réalisées la veille. Sensible à la musique du texte, elle ajoute régulièrement des points crochus au détour des phrases pour leur donner du rythme, en faire respirer la lecture. Si elle est attentive à la forme que prendra l’ouvrage, elle l’est aussi au fond et prépare, dans le secret de la chambre qu’elle a réinvestie au château, une préface qu’elle entend soumettre à Léonard lorsque le travail sera suffisamment avancé.

Quelque chose, en effet, la chagrine dans la présentation que fait Pigafetta de son voyage. Le titre qu’il donne à son récit « Le découvrement de l’Inde supérieure » est trop imprécis et, surtout, ne recouvre pas la singularité du périple, qui est clairement la première circumnavigation autour du globe terrestre. « Le premier tour du monde du capitaine général Magellan » serait plus conforme à la réalité du voyage mais ne serait pas exact puisque Magellan est mort au milieu du gué. On peut tourner et retourner les choses dans tous les sens, se dit-elle, le premier homme à avoir fait le tour de la planète est bien Enrique de Malacca. C’est incontestable, même si un mystère demeure sur la façon dont le Malais a rejoint, dans un premier temps, les Indes orientales. Sans doute transporté en tant qu’esclave, mais peu importe. Et cela doit être mis en lumière par la publication du récit de Pigafetta, le héros auquel le livre doit, en premier lieu, rendre hommage. C’est la raison pour laquelle, elle travaille sur une préface, intitulée Le Malais de Magellan qu’elle entend soumettre à Léonard et aux garçons pour leur premier ouvrage commun à l’enseigne de la rue du jeudi.

L’impression du récit proprement dit est presque achevée lorsque les jeunes gens s’accordent sur la forme définitive que prendra le livre. Une chose est assurée depuis le départ, ce sera un format in-octavo, qui permettra de le glisser facilement dans une grande poche. Et puis ce format limite le nombre de feuilles à mettre en oeuvre, même s’il nécessite des calages extrêmement précis. Chaque feuille imprimée est en effet pliée en trois, donnant huit feuillets, soit seize pages recto verso. Huit feuilles sont donc suffisantes pour produire cent vingt-huit pages. Et les quatre cents feuilles que leur a cédé Simon du Bois permettront d’imprimer une cinquantaine d’exemplaires. Pour le texte de Pigafetta pas de problème, il est déjà quasi bouclé. Pour l’habillage de l’ouvrage : titre, colophon, frontispice, il faut trancher avant l’impression des deux dernières feuilles. Louise a invité les garçons dans la librairie du château afin de procéder aux ultimes arbitrages. Elle a sa petite idée, sa préface est écrite, mais elle souhaite que la décision soit partagée, que chacun soit fier de l’objet final.  L’air de rien, la jeune femme s’est imposée comme éditrice de l’ouvrage. Ses liens avec la cour, son érudition, lui donnent aux yeux des garçons, une légitimité naturelle qu’elle a habilement conforté au fil du travail. Les trois compères sont mobilisés, de leur côté, par la fabrication de l’objet, absorbés par les contraintes techniques qui se font jour d’étape en étape. L’introduction de points crochus – il semblerait que l’on dise virgules désormais – n’a pas été sans poser problème. La chasse des caractères de Garamont également, qui cause des soucis de césure à chaque ligne. Ne parlons pas de l’introduction de certains culs de lampe, des repentirs de Guillaume et des problèmes de séchage rencontrés avec l’humidité endémique qui prévaut à Alençon. Le titre que Louise a finalement retenu L’histoire véritable du premier tour du monde emporte l’adhésion des garçons. Son affaire de Malais de Magellan les laisse plus sceptiques, surtout Léonard, qui craint que ce parti pris ne sème la confusion dans les esprits.

« Prenez en compte, Louise, le fait que la plupart des lecteurs vont douter, a priori, de la véracité du récit de Pigafetta. Et c’est bien compréhensible tant cette aventure paraît invraisemblable. Evoquer l’histoire du Malais avant de présenter le déroulé de l’expédition risque de décrédibiliser l’ensemble. Le mieux, me semble-t-il serait de placer votre analyse après le texte, un après-propos en quelque sorte ; je n’en ai encore jamais vu, mais après tout nous sommes libres de procéder comme nous l’entendons. Maître du Bois ne nous a-t-il pas donné toute liberté ? à condition de ne pas apparaître dans le colophon. A ce propos j’ai eu une idée pour nous préserver face à l’inquisiteur, qui ne va pas manquer de nous chercher des noises. Il nous faut pouvoir mentionner « ouvrage imprimé avec le privilège de la reine Margueritte de Navarre, duchesse d’Alençon ». Il me semble  que le chancelier Frotté, à qui Marguerite a délégué ses prérogatives sur le duché, peut nous accorder cette faveur. Nous irons ensemble le lui demander, voulez-vous bien Louise ? »