On a la superstition du style. Ceux qui sont affectés de cette superstition entendent par le mot style non point la représentation effective ou l’irreprésentabilité d’une page, mais les subtilités apparentes de l’écrivain, à savoir ses comparaisons, son acoustique, les aventures de sa ponctuation et de sa syntaxe. Ils sont indifférents à sa propre faculté de convaincre ou à sa propre émotion ; ils recherchent les prouesses techniques qui leur notifieront si ce qui est écrit a le droit ou non de leur être agréable. Ils ont entendu dire que l’emploi des adjectifs ne doit pas être trivial et ils prétendront qu’une page est mal écrite si elle ne contient pas de surprises à la jointure des adjectifs et des substantifs, quand bien même l’impression d’ensemble serait déjà réalisée. Ils ont entendu dire également que la concision est une vertu et ils trouvent concis celui qui se répand dans dix courtes phrases mais on point celui qui régit le flot d’une longue période. On leur a dit que la répétition rapprochée de quelques syllabes est pure cacophonie et, dans la prose, ils feindront d’en être affectés même si en poésie, ce même effet leur procure un plaisir tout particulier, lequel, je présume, est également un simulacre. Cela veut dire qu’ils n’accordent guère de crédit à l’efficacité du mécanisme mais tout simplement à la complication de ses éléments.
Cette superstition est tellement répandue que personne n’osera envisager l’absence de style dans les livres qui émeuvent, raison de plus si ce sont des livres du passé. On attribue toujours un style excellent aux bons livres, et cette attribution qui va de soi pour les lecteurs inconditionnels, ne correspond presque jamais aux intentions de l’auteur. Que le Quichotte nous serve d’exemple. Devant l’excellence irrécusable de ce roman, la critique espagnole lui attribue des qualités de style qui paraîtront mystérieuses à plus d’un. Il suffit, en vérité, d’examiner de près quelques paragraphes de ce grand livre pour se rendre compte que Cervantès n’était pas un grand styliste (tout au moins dans le sens actuel du terme, acoustico-ornemental) et que les destins de Sancho et de don Quichotte le préoccupaient beaucoup trop pour qu’il puisse se laisser distraire par sa propre voix. (…) Groussac pense que « si l’on doit décrire les choses comme elles sont, force est de confesser qu’une bonne moitié de l’œuvre est gauche et négligée, ce qui justifie amplement ce caractère d’humble langage que lui attribuaient les rivaux de Cervantès. Et je ne me réfère pas seulement aux impropriétés verbales, aux intolérables répétitions et calembours, ni aux déchets de grandiloquence pesante qui nous assomment, mais à la texture presque toujours défaillante de cette prose en forme de propos de table. » Propos de table, prose conversée et non déclamée, telle est la langue de Cervantès et il ne lui manque rien. J’imagine que cette même observation pourra rendre justice à l’œuvre de Dostoïevski, à celle de Montaigne ou à celle de Samuel Butler. (…)
La page parfaite, celle dont on ne saurait altérer un seul mot sans préjudice est la moins durable de toutes. Les mutations de la langue font disparaître les nuances et les significations latérales ; la page soi-disant parfaite est celle qui renferme ces subtiles valeurs et qui se détériore le plus facilement. Inversement la page qui a vocation d’immortalité peut traverser le feu inquisitorial des inimitiés, des errata, des traductions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions, sans perdre son âme dans ces épreuves.
Jorge Luis Borgès, articles non recueillis, Le style et le temps, pl vol 1, 925/927
Illustration : improbables libraires
“Au passage, je signale à la nouvelle titulaire de la Rue de Grenelle que l’on dit, en français, “le” ministre. L’Académie française s’est prononcée très fermement en ce sens. “La” ministre, ce n’est pas du français, c’est de l’idéologie. Mais au chapitre de l’idéologie, on n’a pas fini d’en voir et d’en entendre.”
Un petit clin d’oeil… trouvé en fin d’un article de la presse (parisienne) pour le moins désabusé sur nos nouveaux ministres, dont la Dame de l’Education Nationale. La première depuis le début, ouf! mais troisième du titre en deux ans. L’auteur nous rappelle opportunément d’ailleurs qu’étymologiquement, ministre vient du latin “minus”…
Portez-vous bien
J’ai davantage lu Paasilinna que Borgès (le premier résisterait-il mieux à la traduction ?), du fameux lièvre au Bestial serviteur,avec peut-être une petite préférence pour Le Meunier hurlant. À une époque j’achetais systématiquement et en confiance le dernier paru mais je m’aperçois que je ne le fais plus depuis qq années, sans raison précise puisque mes attentes n’avaient jamais été déçues. Il y a sans doute des “cycles” ds la vie des lecteurs.
Je ne sais pas si ces romans ont “vocation d’immortalité”, mais ds mon souvenir il y avait de l’allant, bcp de verve, le plaisir de raconter des histoires et un gd talent pour manipuler la sympathie du lecteur. Tt ce qu’il faut pour assurer “a willing suspension of disbelief” (Le Fils du dieu de l’orage …)
Mais comme je dois les avoir prêtés (c-à-d semble-t-il donnés) puisque je suis incapable de remettre la main dessus, je ne peux pas m’y replonger pour essayer d’analyser ce qui me plaisait (j’allais ajouter à ma liste ci-dessus “un regard satirique qui n’exclut pas la compassion” mais je ne suis plus très sûre, & le dosage de l’un et de l’autre varie s doute selon les romans ; je me demande notamment à quelle distance des personnages le récit ns place).
Bonne lecture en tt cas !
La singularité du regard de Borgès sur la littérature, sur la traduction, sur le lecteur comme créateur – le fait qu’il puisse avancer des affirmations comme “l’original est infidèle la traduction” (il dissèque notamment l’histoire incroyable des traductions successives des Mille et une nuits) – est telle qu’il m’est impossible de la résumer ici en quelques lignes. Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas, ou mal, je viens de retrouver l’émission de France Inter du 4 août. Ce peut être une bonne introduction à l’oeuvre et cela donne une idée du personnage , elle dure vingt minutes : http://www.franceinter.fr/emission-re-lectures-jorge-luis-borges-la-traduction
entre deux escaliers….
“Or, en ce temps-là où toute bonne littérature était enclose aux livres anciens, la connaissance familière du latin était d’un prix que nous imaginons avec peine aujourd’hui. A vrai dire, pour le grec, les douces ruses paternelles (du père de M. donc) n’obtinrent que peu de succès (…) Mais à ce défaut-là sa culture latine remédiera en grande partie : trente ans plus tard, quand Montaigne écrira, toute la littérature grecque, au moins la prose, sera accessible dans des traductions. Il lira Plutarque en français, Sextus Empiricus en latin. Grâce au latin, il est de plain pied avec la culture antique. Tout paresseux qu’il est, il sera de taille à se mesurer avec les savants. A plus de 50 ans, il sera capable encore de “courre de fil” les Annales et les Histoires de Tacite. ”
in Les Essais de Montaigne, Pierre Villey, Librairie Nizet, Paris 1992.
Pierre Villey est l’auteur de l’excellentissime édition des Essais chez PUF, à mon sens la meilleure qui soit, dont les 3 volumes respectent et le temps, et la parution, et les repentirs, et la langue de notre gascon. Ces lignes prélevées dans cet opuscule pour confirmer que l’idée, ou le mythe d’un Montaigne écrivant au fil d’une plume aventureuse ne tient pas. Il n’y a pas plus structurée que l’écriture de Montaigne, plus “parfaite” quasi spontanément. Il avait pour modèles les grands textes classiques, lesquels sont le contraire d’une langue qui se cherche, qui tâtonne, qui vagabonde….
J’ai conscience que je suis loin de Borgès, que je connais peu, pas, mal, mais parfois, -d’où ma réaction-, les grands auteurs ne sont pas les meilleurs connaisseurs de la littérature, j’ai bien dit “parfois”. Et que la perfection soit acoquinée, dans cette longue citation en tout cas, à l’idée qu’elle génère la péremption, vraiment, je ne comprends pas. J’entends bien quelque explication plausible, de type polémique. Mais je trouve les affirmations, je le répète, pour le moins “aventureuses”. Je sais, je suis ch…..te!
Bon, je redescends l’escalier. Et m’en vais finir de lire une petite chose tout à fait succulente dans l’immense édition Folio à 2 €, Une douce empoisonneuse. Traduit du finnois. Auteur connu des connaisseurs….mais le livre est un escalier en dessous. La flemme.
réponse entre deux portes aussi, Philippe.
Je n’ai pas dit que Montaigne se soucie de la forme. J’ai dit que sa phrase est “parfaite” au sens où on ne peut rien lui retrancher, qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle n’aurait pu être autre que ce qu’elle est., à quelques repentirs près pour ciseler au plus près de son intention. Trop au fait du rythme, de l’équilibre, de la construction des périodes latines, pour, même au fil de la plume, ne pas poser quasi “instantanément” la bonne mesure, le ton et le mot justes. Montaigne n’a pas à se soucier de la forme, elle coule dans ses veines en même temps que de son encrier. C’est le sens que je donne à “parfaite” ici, c’est-à-dire, qu’en dépit des siècles, des changements, et même des éventuels abandons de forme par rapport à aujourd’hui , la phrase montaignienne reste.
(on a bcp, je crois, insisté sur le côté “non fixé” de cette langue, c’est très abusif. A l’époque, 2ème moitié du XVIème siècle quand même, pour la rédaction des Essais, c’est plutôt l’orthographe qui n’est pas absolument riveté, la ponctuation évidemment, mais les règles de concordance, par ex, la construction grammaticale, tout cela est très fixé. En raison notamment du latin. Ce n’est pas le Roman de Renart, ou le Roman de la Rose…. et encore! c’est juste d’un dictionnaire, ou d’une traduction purement lexicale dont on a besoin, les phrases sont quant à elles, parfaitement construites)
Il n’y a pas d’indication, dans l’édition de la pléiade, sur le contexte dans lequel a été publié cet article. Il est juste précisé qu’il a été publié en 1928 dans la Prenza de Buenos Aires. Cela étant, on peut penser qu’il s’agit d’un texte polémique d’un jeune auteur (il a 29 ans) qui se pique d’anticonformisme. Cette chronique voisine avec une critique assez sévère d’un essai de Roger Caillois sur la genèse du roman policier.
Un éclairage toutefois : Borgès relève souvent, comme Valéry cité il y a quelques jours, que la littérature française fait figure d’exception dans la littérature mondiale en raison de son souci de la forme : “La France est peut-être le seul pays où les considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, ait persisté et dominé dans l’ère moderne. – See more at: http://philippedossal.fr/#sthash.a2XHXlnT.dpuf“. Mais je ne sais pas s’il pointait, dans ce texte, la littérature française.
Ce que sous-entend, me semble-t-il, Borges, c’est que le souffle est primordial. Et qu’un texte ne tient pas la distance si le souffle n’y est pas, quelle que soit la perfection formelle. Et là Pascale, je ne vous suis pas. Montaigne est un bel exemple d’auteur que ne se préoccupait pas de la forme, dans une langue qui n’était d’ailleurs encore fixée, et qui laissait courir sa plume sans se préoccuper de l’équilibre de la phrase.
Mais Borges va plus loin – je n’ai pas les références sous les yeux Elena – il prétend que certaines traductions sont supérieures aux textes originaux, parce que de son point de vue la traduction est une véritable création. J’ai notamment entendu cet été sur France Inter un entretien datant des années soixante, où il évoquait cette question de la traduction, considérant que la traduction de ses oeuvres en français (il parlait parfaitement le français) était parfois plus subtile que son texte en espagnol, regrettant en revanche les traductions de ses poèmes en anglais, qui faisaient à son goût trop appel au lexique latin au détriment du lexique germanique. Je vais tâcher de retrouver son argumentation sur la supériorité de certaines oeuvres traduites.
Tout cela écrit trop rapidement, entre deux portes.
P. a dit l’essentiel.
Je suppose que le texte de Borgès visait une cible particulière, une mode critique plus ou moins bien “digérée” mais adoptée en masse et surtout son caractère prescriptif qui en fait un dogme. Une chose est d’analyser a posteriori un style, une autre de décréter que hors de cette voie point de salut littéraire et de se rendre délibérément insensible à toute autre forme de beauté, d’intérêt et de plaisir.
Sorti de son contexte polémique (Philippe, vs pourriez peut-être ns en dire davantage à ce propos) le texte paraît en tout cas bien déséquilibré.
Le terme révélateur de cette surprenante conception borgésienne du style semble bien être « ornemental », avec ce qu’il suppose d’extérieur, de surajouté, de non-nécessaire.
Je bute tout autant sur l’adjectif joint, “acoustique”, assez évocateur de ce que, pour ma part, j’entends par “style” — qqch comme la “voix” de l’auteur, hautement personnelle, singulière, et dont le charme est irréductible à des critères purement formels (sans pour autant se réduire à une « petite musique » susceptible d’être imitée).
[Excursus personnel dont la lecture n’est pas du tt indispensable.
Ma conception présente bien des inconvénients : elle fait carrément basculer le style dans le domaine du goût et donc très rapidement ds celui du relatif. Elle est peut-être infantile, trop « passionnelle » et affective. J’aurais envie de dire, même si c’est un peu un abus de langage, qu’il y a des “rencontres” avec des œuvres comme avec des personnes. Je sais que le “parce que c’était lui, parce que c’était moi” a bcp servi, mais la formule évoque bien la qualité particulière de cette joie, de cette profonde adhésion, de cette “reconnaissance” (non pas en miroir, mais reconnaissance de ce que l’on ne savait pas forcément qu’on cherchait) — très différente d’une froide admiration. Il me semble qu’en matière artistique non plus l’amour ne se commande pas. Et qu’il préexiste à notre valorisation des qualités spécifiques que nous découvrons ds l’objet de notre affection. Ds ce domaine aussi on peut s’éprendre de ce qui n’était pas notre genre. (En suivant un chemin différent je me retrouve donc d’accord avec Borgès contre le dogmatisme et les préalables à l’appréciation).
Avec une conséquence pénible : le rejet des auteurs et textes que l’on apprécie nous atteint alors de plein fouet, puisque justement on en a fait une affaire personnelle. Et plus violemment encore les reproches adressés à notre propre style.
Par ailleurs (et plus gravement) n’est-ce pas scier la branche sur laquelle on est assis quand il s’agit ensuite de s’opposer aux péremptoires et simplistes « je n’aime pas Austen, c’est bien mon droit » qui font, eux, l’économie de tte analyse ?
Autre inconvénient d’une telle conception : la « voix » peut se perdre ou du moins s’affaiblir ds la traduction. Généralement, elle ne résiste pas à une lecture distraite ni aux malentendus de fond.
Qt aux « inimitiés » mentionnées, elles ne la menacent que si l’on confond la personne biographique et « l’auteur impliqué » de l’œuvre.
(Je me demande ds quelle catégorie il conviendrait de classer les préventions de Ch. Brontë et celles de Mark Twain contre Austen)]
Question aux borgésiens : cette charge contre « la superstition du style » correspond-elle à une volonté de réhabiliter l’intrigue et le « reading for the plot » ? Ou le roman d’idées (qui ne tombe ds le « roman à thèse » que lorsqu’il est raté) ? Ou des genres dévalorisés parce que jugés « populaires » ?
Désolée d’avoir fait si long.
Je m’aperçois que je frise la contradiction en disant que ce n’est pas l’adéquation aux règles qui fait le style mais leur détournement… et que je semble donner raison au grand écrivain quand il dit que la phrase parfaite est sujette à disparition…
Je précise, d’abord pour moi-même, que la “perfection” de la phrase ou de la page d’un grand “styliste” n’est pas extérieure à sa rédaction (c’est cela l’adéquation aux règles) mais elle surgit de la création même, et les “critères” en sont strictement internes… nécessaires et suffisants.
“La page parfaite, celle dont on ne saurait altérer un seul mot sans préjudice est la moins durable de toutes. ”
Désolée, Jean-Louis, mais voilà une affirmation pour le moins aventureuse. Je m’en tiendrai volontiers à la première partie en y incluant un “est” : “la page parfaite est celle dont on ne saurait altérer un seul mot sans préjudice”. Ce qui donne à la création (littéraire ici, mais autre) une valeur intrinsèque, qu’on ne saurait donc mesurer à tout aune qui n’est pas d’elle, ici la durée, ce qui laisse, à juste titre, et au sens strict, une part incommensurable à ce qu’il faut quand même appeler, le talent, le génie aussi…
Le long extrait de Borgès que notre hôte donne à lire aujourd’hui m’inspire deux choses totalement étrangères l’une à l’autre : qu’il est vain de donner des “explications” au style, à la plume ou au pinceau des authentiques créateurs, et qu’il reste, au-delà de toute description de l’oeuvre, une part irréductible et non-reproductible. Mais aussi, -et finalement c’est un peu en rapport,- que les artistes (écrivains, compositeurs, peintres…) sont parfois les moins bien placés pour parler de leur art, ou de l’art en général. Et qu’il faut, parfois, laisser ça à d’autres, que ce n’est pas leur job. Désigner la durée, le temps, comme l’un des facteurs participant ou non à la perfection du style, non, décidément ça ne me va pas. A moins de n’avoir pas bien compris. Que de phrases, de pages, de lignes, durables, infiniment durables, sont “parfaites”. Et l’on peut opposer les uns aux autres ad infinitum. Non, Montaigne est le contre exemple et non l’illustration de ce que dit Borgès. Sa phrase est”parfaite”, elle ne s’est pas éteinte avec lui… parce qu’il ne s’agit pas d’une perfection formelle, en effet, les règles -certaines, faut pas non plus gonfler l’affirmation- ont disparu ou changé, ce n’est pas l’adéquation à des règles qui fait un style, mais leur usage détourné, décalé, figuré, inattendu, fulgurant…. en vue de produire ou des effets ou du sens ou les deux. En effet, Jean-Louis, le style n’est pas dans “les prouesses techniques”, mais sans audace, et tout simplement sans une individualité irrationnellement habitée par le désir de dire qui le dépasse, pas de style…
Nulle mesure, nul critère, nulle méthode a priori, mais se dégagent d’un style authentique, des lignes de forces, des “obsessions” créatrices, sémantiques, lexicales, syntaxiques, qui sont et font sa propre mesure, et ne peuvent servir à aucun autre, sauf à prendre “servir” au sens servile dont il est (aussi) issu.