Cerveau disponible

Depuis le fond des temps, la perception humaine combine l’auditif et le visuel, mais il lui a fallu des millénaires pour en perfectionner l’expression par le langage et par l’écriture, bref par une symbolisation toujours plus exactement liée à son sujet. Cette symbolisation, faite de deux modes complémentaires – mais le second est relativement récent -, a toujours laissé chaque individu libre de les interpréter à sa façon en faisant un effort de conception et d’imagination. Par rapport à cette longue histoire, l’enregistrement mécanique des images d’où naît l’audiovisuel a tout l’air d’une brusque et envahissante précipitation, qui amplifie son effet depuis un demi-siècle. (…)

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image piquée sur le blog de Gaëtan Pelletier

Toutes les œuvres créées jusque-là et dans tous les domaines étaient discrètement incomplètes : elles comptaient sur l’interprétation, l’imagination, donc l’intelligence pour atteindre leur achèvement. Le spectacle audio-visuel se suffit à lui-même parce qu’il est totalement figuré quelle que soit sa qualité ou sa médiocrité. Qu’ils soient originaux ou banals, ses thèmes se valent pourvu qu’ils déclenchent une assimilation rapide et entretiennent un appétit de consommation. Tout cela est désormais bien connu et dénoncé, loin d’avoir un effet disssuasif et populaire, en est réduite à constater que l’image mouvante et augmentée de quelques bulles de discours ssert maintenant de programme et de pensée politique. (…)

Si l’on admet que le passage de la vue à l’image mentale de la vue, qui est la base de la représentation, est aussi la base de la pensée, cette opération, autant dire originelle, suppose, pour se développer, un effort constant de réflexion générateur d’intelligence. Dès lors, si, dans un premier temps il a suffi de voir, il a fallu bien vite savoir ce qu’on voit, comparer déduire, projeter, et même articuler sa vue. Il ne s’agit pas de rêver l’inconnu mais d’agiter du probable dans la mesure ou l’œil, et lui seul, paraît bien être l’unique fondateur de l’humain pensif, même si l’on n’oublie pas l’apport de l’oreille. et si le pensif est attaqué par une agression mentale qui passe par l’œil, n’est-ce pas une raison de se demander ce qui fait de lui l’entrée principale de cette région intime ?

Chaque jour des millions d’yeux sont envahis par un flot d’images audiovisuelles qui s’en va occuper l’esprit dans lequel ce flot se précipite. Entre ces-images là et celles qqui viennent du quotidien, du travail, des rencontres ou des activités, il y a une différence de nature qui, généralement, n’est pas perçue. Les images ordinaires alimentent normalement l’esprit en représentations qu’il analyse et réfléchit ; les autres, celles de l’écran, suscitent en lui une sorte de paralysie mentale que l’ancien directeur de TF1 a parfaitement caractérisée en parlant de « cerveau disponible ».

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Le cerveau disponible, Bernard Noël, les Editions libertaires, 29 p. 5€.

Il faut encore interroger cette disponibilité ? Elle suspend l’activité du cerveau – mot préférable maintenant à esprit – en la neutralisant. Les images défilent à une vitesse normale et en apparence comme d’habitude, sauf qu’elles sont à elles-mêmes leur propre représentation pour une raison que cette normalité dissimule. Ce qui occupe votre cerveau ne cesse à aucun moment de faire que vos yeux confondent le symbole (l’image) et son contenu de telle sorte que la représentation devient la réalité ambiante. Une réalité totalitaire qui ne laisse pas la moindre marge à l’imagination ni, bien entendu, à l’intervention, sauf à couper court. La raison de cette occupation totale de l’espace mental est liée à l’occupation simultanée du circuit visuel et du circuit auditif avec, pour conséquence, que le spectacle n’est plus perçu comme tel, mais entièrement vécu.

Ces remarques sont extraites d’un tout petit livre « Cerveau disponible » du poète Bernard Noël, invité des Rendez-vous du Bois Chevalier le week-end dernier. C’est l’évocation des « Vingt leçons de journalisme » de Robert de Jouvenel par Elena sous le précédent billet qui m’a donné l’idée d’en proposer ces extraits. C’est aussi la lecture glaçante d’un sujet sur l’évolution de l’algorithme de facebook, qui va dorénavant privilégier les vidéos au détriment des textes et, par conséquent, envahir un peu plus l’espace mental des utilisateurs des réseaux sociaux, anesthésiant un peu plus leur imagination ou confortant les représentations toutes faites. Certes, ce petit essai (29 pages) fait essentiellement référence à la télévision, mais ouvre évidemment sur la fréquentation de tous les écrans qui font désormais notre quotidien.

Voilà une belle invitation à se déprendre cet été de ces écrans cannibales au profit d’un effort de « conception et d’imagination » auquel nous invite la lecture. Pour ma part, c’est pour l’heure la (re)lecture d’un essai vivifiant, « Les sceptiques grecs » de V. Brochard, publié la première fois en … 1884.

9 réflexions sur « Cerveau disponible »

  1. PMB

    Ah les hors-sujets.

    A mes élèves qui ne comprenaient pas pourquoi ils avaient zéro avec tout le mal qu’ils s’étaient donné, je leur répondais qu’ils pouvaient m’avoir expliqué à la perfection comment aller à Nantes, ils avaient perdu leur temps car ce que je leur avais demandé c’était comment aller à Rennes !

    On hors sujet en classe, ça ne coûte qu’une mauvaise note. Dans la vie, beaucoup plus cher. Nos zélites ministérielles, qui banalisent cette erreur, sont criminelles.

  2. p.

    Lu dans le Point :
    Aberkane – Pourquoi votre cerveau reste plus puissant qu’un ordinateur
    “Le cerveau humain possède 100 milliards de neurones, et plus encore de cellules gliales. Rien n’est plus puissant, rappelle Aberkane.
    Si quelqu’un vous dit qu’il a mis au point un ordinateur plus puissant que le cerveau humain… doutez ! En effet, nous en sommes encore loin. Pensez donc : nous sommes incapables de modéliser in silico un litre d’eau dans son exacte complexité, alors le cerveau humain… Une puce d’iPhone 6 contient environ deux milliards de transistors. Le cerveau humain possède 100 milliards de neurones, et plus encore de cellules gliales. Or un neurone est à un transistor ce qu’une carte perforée est au supercalculateur Watson.
    L’unité de calcul standard des neurosciences est la synapse, la jonction électrochimique entre deux cellules nerveuses, et cette synapse est largement plus compliquée et performante qu’un transistor ou même qu’un memristor, cette nouvelle unité fondamentale des circuits électriques, découverte récemment, et qui ressemble d’ailleurs aux synapses. Or notre cerveau recèle, au bas mot, cent mille milliards de synapses. Donc, même en assimilant un transistor à une synapse, notre cerveau représenterait neuf mille puces de dernière génération Intel Xéon à 18 coeurs chacune, sans parler encore de sa plasticité physique, de son autoréparation, et de son immunité.
    “L’imagination vous emmène partout”
    Le codage de la connaissance, qu’elle soit conceptuelle – comme savoir qui a peint la Joconde – ou procédurale – comme savoir faire du vélo -, fait intervenir non pas le neurone mais le groupe de neurones, de même que l’avancement technologique humain fait intervenir non pas l’individu mais le groupe et la population. Au sens strict donc, l’ensemble des connaissances humaines possibles n’est pas inscrit dans l’ensemble de nos neurones, mais dans l’ensemble de ses parties, colossalement plus vaste.
    La totalité des populations de neurones cérébraux possible est de 1 suivi de 3 027 zéros… Il n’est certes pas matériellement possible à la boîte crânienne d’abriter une telle quantité de connexions filaires à la fois, mais on peut s’amuser librement à imaginer, comme le grand physicien Roger Penrose, une connexion biologique sans fil entre des neurones. On en aura peut-être la confirmation ou l’infirmation grâce aux neurosciences d’ici à la fin du XXIe siècle. Après tout, comme on dit, « la logique vous emmène de A à B, l’imagination vous emmène partout » (1).
    Beauté fondamentale
    Une des beautés fondamentales du cerveau est son intelligence, dans le sens latin inter-ligere, c’est-à-dire faire des liens distants, ce que l’on appelle aussi complexité. Le cerveau est fait du tissu le plus complexe du corps humain. S’il contient moins de matière que l’univers, il est organisé en parties, et, en mathématiques, l’ensemble des parties d’un ensemble est un objet bien plus grand que l’ensemble de départ.
    Si le corps est une inscription dans l’eau (proverbe tamoul), notre intelligence est une inscription dans ces microbulles que sont les neurones et les cellules gliales. Même si elle est matériellement inférieure à ce fascinant aquarium des possibles, elle s’insère dans l’ensemble des parties neuronales, voire synaptiques, du cerveau humain. Et cet ensemble a des milliards de milliards de milliards (etc.) de fois plus d’éléments que le cube de toutes les particules de l’univers connu…”
    Tout cela me rassure sur la soumission que les objets nous doivent, mais je m’inquièterait toujours qu’il y ait tant de gens pour considérer qu’ils sont plus puissants que nous au point de leur devoir dévotion….

  3. p.

    Alors là, bonne pioche! mais je dirai plutôt, cynique que sceptique. Le premier, si l’on veut bien l’éloigner un peu de son rapport à l’étymologie, ce qui est un crime impardonnable, a quelques certitudes. Elles sont noires, profond et intense, sous le regard aiguisé, en effet, de la lucidité éclairant les ténèbres, et peut se résumer aussi en trois mots : à quoi bon? Cioran c’est le Pascal de la Misère de l’homme sans Dieu, moins le mysticisme, à moins que l’on veuille bien admettre l’idée d’un mysticisme laïc. Pour ma part, je prends. Le second, le sceptique, et là, en se rangeant à l’exigence étymologique, ne serait pas forcément sûr d’être désespéré, il lui faudrait examiner les arguments par la logique, ce qui s’apparente assez mal avec le désespoir.
    Cioran, bravissimo! je serais curieuse que vous nous en disiez trois mots…. D’aucuns ont dit aussi que cette désespérance est un peu trop systématique pour n’être pas une posture. Ce n’est pas mon sentiment. Il faut, sans réfléchir, sans résistance, se jeter dans les flots bouillonnant de ses aphorismes et vérifier, presque à tous les coups qu’on prend une gifle, et qu’on n’en sort pas tout à fait indemne. Ça décoiffe et ça déménage avec un minimum de moyens mais un maximum d’effets.

  4. Philippe Auteur de l’article

    Il me semble avoir trouvé. Dans la lignée des sceptiques, le pléiade de Cioran tout beau, tout neuf, attendait depuis un an et demi sur son étagère. Repris “La tentation d’exister”, lu il y a quelques années. Une langue superbe et une singulière acuité du regard.

  5. Philippe Auteur de l’article

    J’en connais un, qui semble être passé à côté de l’épreuve de physique-chimie, que ce scénario va arranger. Ce n’en est pas moins une mauvaise nouvelle pour la crédibilité de l’examen, devenu une formalité dont on peut désormais se débarrasser avec la plus grande désinvolture (j’ai des preuves !). Et qui envoie à l’université des jeunes gens de moins en moins outillés. Mais bon, c’est enfoncer une porte ouverte que de s’en offusquer.
    Vous avez un peu douché mon enthousiasme envers “Les sceptiques grecs” de V. Brochard, il est vrai un peu laborieux. Du coup, puisque c’est l’heure du ménage du bureau, je vais tâcher de trouver la perle rare, la somme dans laquelle on a envie de se plonger pour l’été.

  6. p.

    “(…) Car le bac est devenu une machine à produire des chiffres, et il faut que ces derniers soient bons. En 2014, les connaisseurs avaient apprécié l’épreuve de mathématiques notée sur 24, ou bien encore le changement de barème en physique-chimie en cours de correction, afin de mettre davantage de points sur les questions faciles, et moins sur celles plus ardues.

    Cette année, rebelote: la physique-chimie est encore à l’honneur, et les même causes produisent les mêmes effets. Les premiers résultats remontés par les correcteurs ayant été catastrophiques, on a réétudié la situation afin de faire coller les notes mises aux moyennes attendues. C’est ce qui est fabuleux dans la magie du bac: si les résultats sont mauvais, cela signifie que c’est le sujet qui était mauvais, et non pas les élèves. Ainsi, la dégradation du niveau scientifique de nos lycéens ne s’expliquerait pas, comme ose l’écrire l’Union des professeurs de physique-chimie, par la diminution des horaires consécutive à la réforme du lycée de 2010, associée à des programmes parfaitement inadéquats. Non: il s’agirait simplement d’un sujet mal conçu. Et pourtant, c’est bien l’UDPPC qui a raison: notre hiérarchie refuse d’admettre «le fossé abyssal qui s’est creusé entre les attentes du programme et le niveau moyen des élèves sortant de terminale S.»

    Et si vous avez aimé les magouilles en physique-chimie, vous allez adorer celles en français: un élève de S et de ES qui aurait commenté le mauvais texte sera quand même noté sur la moitié des points! Désormais, on peut officiellement avoir la moyenne avec un hors-sujet: on n’arrête pas le progrès. Sans compter qu’aux directives nationales viennent se rajouter toutes les consignes locales, parfois écrites, souvent orales, toujours à base de «valoriser» et de «bienveillance». Dernier exemple en date, à Versailles, on n’a pas hésiter à menacer les correcteurs de l’épreuve d’histoire-géographie de terminale S de «sanctions» s’ils n’étaient pas assez indulgents. Le message a été retiré, mais l’idée, elle, est bien restée.

    Ainsi, le bac est chaque année davantage fragilisé. Tout le monde sait désormais que l’on magouille pour aboutir aux merveilleux pourcentages de réussite, qui ne masquent plus les moins merveilleux pourcentages d’échec à l’université. Tout le monde se rend bien compte que le «niveau» pour avoir le bac ne correspond pas au «niveau» fixé par des programmes scolaires impossibles à mettre en œuvre dans les conditions d’enseignement proposées aux élèves et aux collègues. Il est alors très facile de faire, lentement mais sûrement, progresser l’idée que le bac ne sert plus à grand chose, et qu’il faut le réformer — entendez par-là le supprimer. ”

    D’accord, ces quelques lignes sont extraites d’un article du Figaro. Mais, tous les correcteurs, tous, en valident l’idée générale. Et ce qui m’intrigue, et depuis fort longtemps, c’est la distorsion qu’ils font subir à leur cerveau d’enseignant,celui de l’année scolaire, et celui de correcteur, pendant quelques jours… Le premier est de chair et d’os. Le second anonyme devant des copies anonymes. Cela lui donne-t-il le sentiment qu’il peut bien s’affranchir de toutes les analyses qu’il faisait quand il était celui-là? Car ce sont les mêmes qui se plaignent, légitimement, du niveau, mais qui “bidouillent” pour que celui de leur notation ne fasse pas tache dans la moyenne académique. Tout le monde ment et se ment. De quoi embrasser un scepticisme radical. Ou comment deux remarques apparemment sans lien, se retrouvent en proximité…
    Re-belle journée.

  7. p.

    A l’instant, je déplace quelques livres…. mais où est donc celui dont, sur le champ, j’ai besoin? J’ai l’impression de passer la moitié de mon temps à poser, reprendre, reposer, replacer, déplacer, des bouquins. Bien sûr, il y aurait la solution de les avoir tous rangés. La difficulté n’est pas tant dans le mot “ranger”, quoique! que dans le mot “tous”. Aussi, je viens de “retrouver” dans une pile verticale, ce qui est le meilleur moyen de gagner de la place mais aussi de ne pas trouver d’un coup d’oeil, le “Contre les professeurs” de Sextus Empiricus. Dans la collection Points (bilingue). Une pensée donc pour ces pyrrhoniens de haute lutte, et ceux qui les fréquentent ces jours-ci. C’est bourré de renseignements, et à ce titre, le contraire même d’un exposé doctrinal. Sextus (enfin, le livre!) était “coincé”, ce qui est conforme à ce que sa pensée allait susciter, entre Descartes et des cartésiens… Douter, oui, mais pas de tout, sur tout, ni n’importe comment, le doute finissant, à force de tourner en rond, à ne plus être sûr même de douter!
    Belle journée.

  8. p.

    Pour les sceptiques grecs, Philippe, il y a beaucoup mieux que Brochard. Le vingtième siècle voit paraître des travaux exhaustifs en matière de philosophie des grecs, notamment sur les sophistes et les présocratiques (que Brochard nomme les antésocratiques), grâce soit rendue aux philologues allemands tout particulièrement. Mais si vous croisez dans vos balades en pays libraires -tiens, “libraire” est tout entier contenu dans “libertaire”! je m’en aperçois sur le champ- mais si vous croisez les travaux des français suivants sur les sceptiques, prenez, les yeux fermés : JP Dumont (et pour l’ensemble de son oeuvre sur la philosophie antique) M. Conche et Léon Robin (pour l’ensemble de son oeuvre aussi et une référence inconditionnelle pour mon maître L.Jerphagnon).

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