C’est une sorte de bible païenne dont la particularité est d’être basée sur des faits réels, s’appuyant sur des personnages, Crésus, Cyrus ou Thalès de Milet, qui ont existé dans la vraie vie. Histoires d’Hérodote est tout simplement le premier livre d’Histoire. C’est d’ailleurs de ce livre que nous vient le mot, lequel signifie, à l’origine, enquête. Histoires est le fruit de l’enquête de toute une vie, celle d’un Grec du Ve siècle avant JC (habitant d’Halicarnasse sur la côte sud de l’actuelle Turquie) qui eut la géniale idée d’aller vérifier sur le terrain toutes les histoires qui se racontaient à cette époque dans ce qui était alors considéré comme le monde civilisé (bassin méditerranéen et Moyen-Orient). Témoignages, documents, monuments, Hérodote a arpenté toute la région, a disséqué, épluché, avec une naïveté qui lui a certes parfois été reprochée, pour nous transmettre un document incroyable, dont la rédaction a pris vingt ans, et qui nous parvenu quasiment en l’état.
J’avais été amusé, il y a quelques années, par la lecture du premier tableau de ces Histoires, découvertes en feuilletant un lot de livres anciens et je m’étais promis d’y revenir. Ce tableau peint la manière dont débute une série de lourds malentendus qui vont enflammer le bassin méditerranéen et provoquer une longue inimitié entre Grecs et Barbares. L’histoire est assez jolie. Elle prétend que les Phéniciens, venus déballer une cargaison de marchandises d’Egypte et d’Assyrie dans le port d’Argos en Grèce, avaient attiré « une troupe nombreuse de femmes », dont Io, la fille du roi, venues en quelque sorte faire les soldes avant le départ des navires. « Les Phéniciens se précipitèrent sur elles et les ayant embarquées sur leur vaisseau, partirent en cinglant vers l’Egypte. » Ce fut là, ajoute Hérodote, « le premier incident qui commença la série des torts. » Il y a de la chair dans ce livre.
Ce n’est certes pas le genre d’ouvrage que l’on avale d’une traite, mais une portion d’héritage comme celle-là peut bien requérir quelques années, qu’importe, et l’ouvrage est opportunément divisé en neuf livres. Seul aspect pénible de la lecture, la litanie des généalogies, qui nuisent à la fluidité du récit pour le lecteur contemporain. Confessons-le, je m’en débarrasse sans états d’âmes en sautant ce type de passage.
Il faut toutefois disposer d’une édition armée d’un bon appareil de notes (et, merci internet, ne pas hésiter à situer les lieux sur une carte) pour ne pas trop souffrir à la lecture de cet étonnant document. Dans l’ensemble la posture d’Hérodote est assez moderne. S’il raconte dans les moindres détails les superstitions de l’époque, notamment le recours aux oracles, il n’en garde pas moins une neutralité absolue à l’égard des dieux, allant même jusqu’à se montrer facétieux. Ainsi lorsque Crésus, le Lydien, demande aux oracles de Delphes s’il doit faire la guerre aux Perses, l’auteur reprend, sans commentaire, la redoutable réponse faite à Crésus, laquelle l’informe que s’il fait cette guerre il détruira un grand empire. Suspense.
Cette édition idéale m’est tombée dans les bras il y a quelques jours. Il s’agit de l’édition des Belles-Lettres (texte traduit par Ph.E. Legrand, de l’Institut, préface et notes de A.Dain) reprise par la collection Les Portiques du Club français du livre en 1957. Un seul volume grand format, imprimé sur papier bible. Les Portiques se voulaient à l’époque le pendant de La Pléiade, le confort du format en plus. Le luxe quoi pour une vingtaine d’euros. N’oubliez surtout pas, si vous le cherchez, de passer par livre-rare-book, véritable site de bouquinistes et non par Abebooks, filiale d’Amazon (je mets le lien par précaution). En cette période de cadeaux : il reste un levier précieux, celui du ticket de caisse.
Illustrations: Hérodote fragment (bibliothèque d’Alexandrie), Les Portiques collection.
Cette Enquete est assez confuse. On ne sait s’il dépend d’informateurs, mais ce qu’il écrit sur les pyramides n’est surement pas controlé par l’auteur. Je sais bien que l’Egypte porte malheur aux grecs, Plutarque l’expérimentera à ss dépens dans le “d’Isis et d’Osiris…” . Je crois pourtant que, s’il fallait choisir un premier, et grec, ce serait vers Thucydide et le Plutarque des Hommes Illustres que je me tournerais….
MC
mieux vaut dire : pour avoir été décrites par l’Enquêteur….
J’adore les dernières lignes! ainsi reprises, on les pourrait croire écrites à l’endroit de nos politiques modernes, et même contemporains.
Reste qu’il n’est pas certain que pour avoir été formulées par l’enquêteur, ces prescriptions ont été respectées… sauf à croire qu’en ces temps fort confus, les dirigeants, les rois, les maîtres en tout genre l’emportaient nécessairement en sagesse sur nous. Ce que je ne peux croire! mais quel délice de le lire et d’avoir, le temps de la lecture, l’illusion que ç’aurait pu être vrai! ou que ça se passait réellement ainsi! C’est pour ça aussi qu’on les aime ceux qu’on appelle, tous genres mélangés, les Anciens! la puissance de leur séduction n’a d’égale que leurs talents à la présenter!
C’est un peu ce que je voulais dire en parlant de “sorte de bible païenne”. L’histoire n’est pas encore dégagée de sa gangue de mythes, même si ici elle s’appuie sur une véritable enquête. Et elle tente de se justifier par les litanies d’improbables généalogies, des énumérations de lieux. Il semble cependant que le travail d’Hérodote ait été réévalué par les historiens contemporains, qui ont pu recouper nombre d’informations données.
Mais, ce qui est le plus intéressant à mes yeux, ce sont les indications sur les moeurs. C’est un document ethnographique étonnant, même s’il entre peu dans le détail. Il nous montre comment étaient organisées, construites, les villes. Quels étaient ici ou là les régimes matrimoniaux, quelle était la place de la femme, des enfants. Ainsi “Ils [les Perses] enseignent à leurs enfants, à partir de l’âge de cinq ans jusqu’à l’âge de vingt ans, trois choses seulement : monter à cheval, tirer à l’arc, dire la vérité.” (…) “J’approuve cette coutume, et j’approuve également celle-ci : pour une seule faute, le roi lui-même ne met personne à mort; et aucun Perse n’inflige à personne de sa maison, à l’occasion d’une seule faute, une peine irréparable; c’est après avoir réfléchi, et s’il trouve les méfaitss du coupable plus nombreux et plus graves qque les services rendus, qui’il cède à sa colère.” (…)
“De ce qu’il est défendu de faire, il leur est aussi défendu de parler. Ce qu’il y a de plus honteux à leur avis, c’est de mentir; en second lieu de contracter des dettes; cela pour beaucoup de raisons, et surtout parce que disent-ils, à celui qui a des dettes il arrive aussi, nécessairement, de mentir.”
“Première œuvre historique pour les uns, fatras de fables pour les autres, l’Enquête d’Hérodote est avant tout un vaste espace libre de la parole : parole de l’auteur, mais aussi et surtout celle de ses informateurs, dont la nature constitue une part essentielle de l’énigme hérodotéenne. Le voyageur d’Halicarnasse était-il bien renseigné ? A-t-il — ou ses informateurs ont-ils —, volontairement ou non, transformé la réalité ? Et, quand bien même cela serait le cas, est-ce à dire que son témoignage n’aurait plus aucun intérêt pour les historiens d’aujourd’hui ?
À travers ces différentes questions et beaucoup d’autres, cette étude se propose d’appréhender les récits contenus dans le livre II de l’Enquête, consacré à l’Égypte, non plus seulement comme de possibles testimonia des realia, mais comme autant de clefs pour accéder aux mentalités, aux représentations et à l’imaginaire des différentes communautés créatrices (tant égyptiennes que grecques, tant savantes que populaires) de ces logoi qui, tel un kaléidoscope, peuvent produire d’infinies combinaisons d’images.”
Ce sont les lignes de présentation d’un ouvrage de référence sur Hérodote, bien titré “Le Kaléidoscope hérodotéen” et sous titré” Images, imaginaire et représentations de l’Égypte à travers le livre II d’Hérodote”. Gageons que pour d’autres contrées et donc pour d’autres volumes, les mêmes questions et les mêmes intentions de travail doivent et peuvent se poser.
Le rapport des Anciens à l’ivreté et au vin n’est pas le nôtre. Ce que je retiens de votre extrait, Philippe, c’est que l’autorité émane du maître de maison. Lequel n’a pas nécessairement la légitimité du sujet, du moment, du jugement. La distance est immense. Mais,dans ce contexte, on peut décider d’une importante conséquence pour la vie collective ou publique à la suite d’un Banquet, d’un repas, d’une réunion entre citoyens (ce qui fait, à l’époque, dans les meilleures cités, Athènes à peu près unique, moins de 20% des habitants, qu’en est-il des Perses?).
“Ils [les Perses] ont la coutume de discuter en état d’ivresse les affaires les plus importantes. Ce qu’ils ont trouvé bon dans leur discussion leur est soumis le lendemain, alors qu’ils sont à jeun, par le maître de la maison où ils se trouvent pour discuter; s’ils le trouvent bon aussi étant à jeun, ils s’y tiennent; s’ils ne le trouvent pas bon ils y renoncent; et, s’ils ont discuté une première fois à jeun, ils décident de nouveau de l’affaire étant ivres.
J’avais bien compris votre billet en ce sens, Philippe, et c’est très bien de donner l’appétit en nous servant l’apéro.
Pour mon pote Diodore, je vais essayer, au milieu d’un w-e très studieux d’en faire un en-cas. J’ai bien dit ‘essayer’.
Merci pour ce précieux prolongement Pascale. Je suis bien conscient de prendre des risques en exposant la naïveté d’un lecteur non-érudit confronté à ce type de texte. Mais c’est volontaire. Histoire d’encourager le commerce avec les auteurs dans le texte (ce qui est quand même magique puisque ça nous permet d’entendre la voix d’un Grec qui a vécu il y a vingt-cinq siècles).
Il faudrait que vous nous en disiez plus sur Diodore de Sicile.
Je déplacerais bien le centre de l’intérêt épistémologique d’Hérodote, Philippe, si vous le voulez bien, en disant que, s’il passe pour être le premier des historiens ce n’est pas parce qu’il a fait l’effort d’aller vérifier les sources humaines des évènements, encore que cela soit un argument des plus recevables mais qui ne porte ses “enquêtes” qu’au niveau de l’évènementiel justement. C’est remarquable, mais ce n’est pas suffisant. L’autre versant du travail est bien plus intéressant. Et marque en effet, un changement dans l’approche des faits. Je ne dirais pas qu’il reste “neutre” à l’égard des dieux, et autres puissances occultes, sur les faits et gestes humains, mais qu’il les ignore comme causes, ou comme agents. Qu’il leur préfère une rationalité (très relative tout de même….) capable de relier des évènements pour leur donner du sens, ou une direction, qu’il s’essaie modestement à une investigation dans laquelle l’irrationalité des cieux et/ou des enfers n’a pas vraiment sa place. Et les historiens modernes, sont plus modérés dans leurs éloges. Certes, Hérodote n’est pas Homère, les légendes et les mythes ne sont plus convoqués pour expliquer l’avenir et le passé du monde. Mais il restera, depuis ce point de départ qu’il faut saluer comme une rupture, à établir que le signification de l’histoire n’est pas donnée par les évènements, seraient-ils l’objet d’une observation directe, et même justement à cause de cela, mais par leur “traduction” en faits… historiques, c’est-à-dire,un travail herméneutique pour dépasser, justement, la séduction des apparences factuelles, et construire le sens.
Dans le genre “hommage aux anciens”, et dans la série, histoire/géo, il y en a un, mais bien plus tardif, qui a toute ma tendresse, c’est Diodore de Sicile.