Amateur de littérature léchée et de perfection formelle, passe ton chemin. Grenouilles de Mo Yan, qu’une lectrice amie a déposé discrètement dans un recoin de l’atelier, est un objet littéraire singulier, qui se moque des conventions. Un livre de paysan mal dégrossi, échevelé, un peu brouillon, curieusement construit (et d’évidence traduit au pas de course) mais au bout du compte un conte foisonnant, touchant et généreux. La maladresse et la spontanéité de Mo Yan me fait un penser aux jeunes écrivains cambodgiens venus à Saint-Nazaire l’an dernier, qui doivent tout réinventer, au lendemain d’une Révolution assassine, en puisant aux deux sources de leur inspiration : une tradition millénaire et une histoire vécue insensée.
S’agit-il d’un document sur le quotidien d’un village chinois dans années soixante, de la biographie colorée d’une sage-femme courant les campagnes sur son vélo, d’une réflexion voilée sur la Révolution culturelle ? On hésite longtemps, à la lecture des cent premières pages, un brin déstabilisé par les noms des personnages, « Wang le foie », « Xiao lèvre-inférieure », ou « Petit Trot », le narrateur. Mais on se laisse assez vite emporter dans les rues et les arrière-cours de ce village, sur les pas d’une bande de mioches, qui mangent du charbon, « pour voir » et font les quatre-cent coups, au fil d’un récit souvent drôle, toujours décontracté, jamais pleurnichard. On se dit qu’il y a du Rabelais dans cet auteur, qui ne prend pas de gants pour nous montrer la crudité de son monde.
Et puis, tout d’un coup, l’histoire bascule. La tante de petit Trot, cette sage-femme adorée de tous, devenue gynécologue, se raidit. Le parti a décidé de contrôler les naissances. Un enfant par femme, deux dans le meilleur des cas, si le premier est une fille. La tradition chinoise, qui veut que le garçon soit l’héritier sacré de la lignée familiale, se heurte à la nouvelle discipline collective. Mais la consigne est stricte et ne supporte aucune exception. Les femmes qui accouchent se voient implanter, d’autorité, un stérilet, les hommes sont contraints de subir une vasectomie, se perçoivent « castrés comme des cochons ». La tante, qui a épousé la cause du parti, faute d’avoir pu épouser l’homme de sa vie, est inflexible. La vie au village devient un enfer, les femmes se terrent, les hommes se rebellent, les drames se succèdent.
Petit Trot, devenu grand, assiste ainsi, impuissant mais complice – militaire, il ne peut pas désobéir au parti – à la mort de sa jeune femme victime d’un avortement raté. Il y a du sang, des larmes, des scènes d’une crudité invraisemblable, et pourtant, d’évidence, puisées dans la réalité. C’est brut, dur, violent, mais le récit n’est jamais malsain. Toujours placé à légère distance. Tout le monde a raison, tout le monde a tort. Et chacun joue sa partition, souvent au péril de sa vie. L’enfant, le désir d’enfant – on comprendra plus tard l’image de la grenouille – est au centre de cette fresque qui court jusqu’à nos jours.
Et Grenouilles nous renvoie, avec cette distance propre à l’Asie, avec cette façon de ne jamais prendre le monde au sérieux, à certain fond de la culture chinoise. « La meilleure façon de dénouer un problème épineux est d’observer calmement comment les choses évoluent et de faire avancer son bateau dans le fil du courant. » Mo Yan, pour le peu que l’on puisse en juger par la traduction, ne semble pas être un grand styliste. Mais le prix Nobel de l’an dernier, est un conteur hors pair, c’est indéniable. Et puis, il a une qualité, qui explique sans doute son succès hors de Chine. Il nous fait toucher, l’air de rien, le fond commun de la nature humaine. Courageux un jour, lâche le lendemain, généreux le matin et radin le soir, intelligent toujours et imbécile parfois, Petit trot, devenu “Têtard”, auteur de théâtre médiocre, est un peu notre frère à tous.
Le titre (et le livre) le plus connu du même est “Beaux seins, belles fesses” (pas encore lu) mais le moins qu’on puisse dire c’est que Mo Yan ne chinoise pas…
Un petit M.Y qui m’est tombé un jour entre les mains, et lu d’un trait, “Le maître a de plus en plus d’humour,”
Vous nous parlez si bien des Grenouilles, qu’on se les mettrait bien sous la dent.