de l’inconvénient d’être lecteur

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Il est des années où, fauché, on parvient à trouver un libraire compréhensif qui vous offre discrètement l’agenda de la pléiade. Il en est d’autres où un retour à meilleure fortune permet de doubler le plaisir en achetant deux ouvrages de la collection, pour bénéficier sans scrupule aucun du précieux agenda, dont le cuir s’assouplira au fil des mois, pour finir en décembre tanné comme une bonne vieille chaussure.

Le choix des deux titres n’en reste pas moins délicat. Cette année, il s’est imposé sans trop d’états d’âme. Le premier volume de Casanova ayant rejoint les rangs de la bibliothèque dès sa sortie au printemps (notons au passage que cette édition définitive n’apporte pas les surprises annoncées), les deux volumes de Barbey d’Aurevilly ayant été acquis d’occasion cet été, la route était ouverte pour quelques découvertes suggérées dans cet atelier au fil des conversations.

 Les deux élus sont donc Jane Austen et Emil Cioran. Un rapprochement qui peut faire sursauter, convenons-en, puisqu’il ne répond à aucune logique, ne convoque aucune cohérence. Il répond juste à une manie du lecteur, celle d’alterner la lecture de romans et celle d’essais. Pour Cioran, nous attendrons d’ailleurs un peu. Il faut être bien campé sur ses assises pour affronter l’animal, au risque de finir plus vite qu’à son tour au fond de la Loire. Je n’en ai pas moins lu avec délectation « La tentation d’exister » et « de l’inconvénient d’être né » il y a quelques années.  cioran

 Pour l’heure, la vraie bonne surprise est Jane Austen, avec laquelle le lecteur impatient n’a pas pu s’empêcher de faire connaissance. Il s’imaginait une espèce de sœur Brontë, proposant quelque mélodrame glacial et déchirant dans des châteaux hantés balayés par les vents. Et il découvre une espèce de Cervantés en jupon, facétieuse et pleine d’esprit, qui semble justement s’amuser avec les codes du roman, notamment avec le roman « gothique » qui était en vogue à l’époque en cette fin de XVIIIe.

 Mais n’allons pas trop vite. Nous n’en sommes qu’aux premiers chapitres du premier roman «  L’abbaye de Nothanger », et laissons le fil se dérouler. Et puis peut-être céderons-nous, par la suite, aux injonctions amicales de quelques lectrices inconditionnelles de cet auteur essentiellement connu pour son best-seller « Orgueil et préjugés », qui invitent à lire Jane Austen en VO, en raison de la singularité de sa langue.

Nous verrons. En attendant, l’acheteur aveugle qui s’est muni de ces deux ouvrages, n’est pas mécontent de découvrir un point commun aux deux impétrants : une propension à manier l’humour, dans des registres complètement différents certes (j’entends déjà des hauts cris) qui augure de quelques sourires bienvenus, le soir au coin du poêle.

Illustration : Jane Austen (source inconnue)

14 réflexions sur « de l’inconvénient d’être lecteur »

  1. Philippe Auteur de l’article

    Je viens d’achever le premier roman du premier volume. Une vraie bonne surprise. Je vais poursuivre avec le second, mais je me suis engagé – pas trop inconsidérément je l’espère – à lire Pride and Prejudice en anglais, que je vais tâcher de trouver en poche. Ce premier volume est, par ailleurs, un ouvrage parfait pour emporter avec soi, qui ne souffre pas de l’obésité de certains titres récents. Le Cioran est un peu plus ventru.

  2. Laurent

    Ah je pensais aussi en acheter deux pour avoir l’agenda, comme vous, et je me suis limité au volume des Oeuvres poétiques de Pessoa, déjà fort coûteux. Dommage que le volume d’Œuvres de Jaccottet ne sorte qu’en février…
    Néanmoins, vous me donnez envie de lire Austen, que son succès actuel m’aurait presque rendue suspecte ; Christophe Mercier en a dit beaucoup de bien dans le dernier numéro de Commentaire. Avez-vous lu le premier volume de ses oeuvres en Pléiade ?

  3. Laurent

    J’ai lu Les Dynastes l’an dernier, c’est effectivement injouable, plus long que les deux Faust réunis (c’est dire) et c’est là, je crois, que Powys (grand lecteur de Thomas Hardy) a pu trouver la matière pour le tout début des Enchantements de Glastonbury, son premier chapitre et cette puissance première qui se décide en défaveur du personnage marchant dans la lande.

  4. Philippe Auteur de l’article

    Achevé L’abbaye de Northanger, conquis. ” Joie !”, comme dirait ma copine Gersende, dont je découvre qu’elle fait partie de la confrérie des inconditionnelles de Jane Austen, de pénétrer ainsi un univers inconnu, qui s’ouvre à la lecture . Sans doute la plus belle surprise de l’année. Du coup, pour saluer la dame, je vais laisser ce beau portrait et ce billet en tête de page pendant les quelques jours de trêve qui s’annoncent.
    Vous échapperez ainsi aux facéties qui me sont venues à l’esprit ces deniers jours (Noël étonnant bricolage symbolique, La guerre des boutons reprend à Notre-Dame-des-Landes… ). Il sera temps au retour de Normandie, en fin de semaine. A ce propos, il est possible que je croise à Alençon, l’auteur d’une thèse sur Barbey, que je n’avais pas eu le loisir de cuisiner lors de notre précédente rencontre, faute de connaître suffisamment l’auteur. Passage rituel également au Passage, la bien nommée librairie, où je devrais trouver l’ouvrage d’un archiviste évoquant le château au début du XVIe, la topographie des lieux à l’époque, qui semble en outre donner quelques indications sur la cour de Marguerite de Navarre, fréquentée par le fantasque Clément Marot.

    Merci à PMB pour son conte, qui invite chacun à réfléchir sur sa posture au moment des fêtes. Et plutôt content que cet atelier se soit animé en fin d’année. Joyeux préparatifs de Noël à toutes et à tous et merci pour l’attention, même silencieuse, que vous portez au lieu. La maison reste évidemment ouverte.

  5. court

    On pourrait dire des choses méchantes maintenant qu’on sait qu’Austen a été très corrigée par son éditeur….
    Mais non….Les romans de Jane Austen on été écrits par un génie qui bs’appelait Jane Austen.
    Quel dommage qu’on ne puisse pas dire la meme chose des trois quarts de ceux de Madame Sand!
    A bientôt et joyeux Noel!
    MC

  6. pascale

    Dans la phrase citée il y a quelque chose de Sacha Guitry non? mais ce n’est ni un défaut, ni une qualité (sinon le mordant) ni un jugement, un rapprochement spontané….
    Involontairement peut-être, Philippe, vous (re)lancez une polémique qui attend toujours que son heure (re)vienne, prête à sortir, plus ou moins en embuscade…. littérature féminine? y a? y a pas? et/ou même, écriture féminine? et aussi la question : une lectrice est-elle un lecteur comme les autres? la question inverse n’étant jamais posée….

  7. Philippe Auteur de l’article

    C’est un tout autre univers que celui de Jane Austen, tout en grâce et en légèreté. Elle excelle dans la posture de la fausse ingénue, qui lit le monde avec les yeux d’une jeune fille de la bonne société britannique, et n’en débusque pas moins toute l’hypocrisie, les calculs, les stratégies souterraines. Cette capacité à décrypter les attitudes et les sentiments est remarquable, et je commence à comprendre le culte dont elle est l’objet, notamment de la part des femmes.
    Une citation pour donner une idée de la tenue des dialogues :
    “Mademoiselle Morland, personne ne peut avoir une plus haute idée que moi de l’intelligence des femmes. A mon avis la nature leur en a tant donné qu’elles ne jugent jamais nécessaire d’en employer plus de la moitié.”

    Pas encore vu le supplément d’Ouest France sur Anne de Bretagne, mais il est vrai qu’on peut être légitimement inquiet.

  8. pascale

    Je vais suivre vos conseils Monsieur Court, mais je ne vais pas me précipiter. Une fois clos le Prêtre Marié, je ne vais pas ranger le volume qui contient d’autres oeuvres, et laisser Barbey me barber mais point trop, juste à portée de main… car il me faut au moins vérifier par moi-même ce que je pressens que vous dites “B. peut glisser très vite à sa propre parodie.”
    Je suis juste un peu trop au sud de l’ouest pour accéder à son supplément… mais si c’était pour toucher le vide, ou le fond, autant s’abstenir.

  9. court

    Que voulez-vous, Pascale, Barbey peut glisser très vite à sa propre parodie .Ecole de l’illisible, disait Pontmartin, avec extraits à l’appui, et je crois bien que c’était ceux d’un Pretre Marié. Barbey le traite de vieille chaisière. Meme dans Les Diaboliques, assumer un patronyme comme Marmor de Kerkoel, il faut l’oser. Je ne vous parle pas de “Ce qui ne meurt pas”, ultime opus, pourtant.
    Sa postérité, c’est Lorrain dans Mr de Bougrelon, et peut etre Elémir Bourges dans “le Crépuscule des Dieux” et “Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent”.
    Deux romans assez longs, très esthétisants, décadents, marqués de surcroit par une Shakespearo-Wagneromanie assez bizarre. Je ne devrais pas oublier Sous La Hache, du meme, sorte de roman chouan…
    Préférez, une fois lues les Diaboliques et L’Histoire sans nom, les critiques et les Quarante Médaillons de l’Académie de l’époque. C’est un excellent polémiste, meme dans la plus insigne mauvaise foi, par exemple quand il compare flatteusement Thérésa, la créatrice du “Sapeur” et de “La Femme à Barbe”, deux tubes de l’époque, à Hortense Schneider, qu’il ne peut pas souffrir. J’avoue avoir beaucoup ri dans “Les Vieilles Actrices”
    Bonnes lectures Barbeyennes.
    MCourt
    PS
    Le supplément Ouest Torchon sur Anne de Bretagne est d’un vide vertigineux….

  10. pascale

    …. pour poursuivre dans le genre “premières impressions de lecture”, je suis en compagnie du Prêtre Marié de Barbey. Je dois dire que c’est pour le moins surprenant, je ne parle que de l’écriture bien sûr, qui mérite un regard curieux -au sens positif. C’est elle seule qui me fait avancer dans une histoire qui ne mériterait pas plus de quelques minutes d’attention, mais n’est-ce pas le cas de la plupart des (grands) romans ? amours, tromperies, tergiversations sentimentales sont le lot de beaucoup. Il est vrai qu’il faut ajouter là une atmosphère entre mysticisme et renégation, noirceur, douceur (quelque chose qui a à voir avec une confiserie de couvent, pas terrible donc) et mièvrerie, et une campagne normande du XIXème siècle dans laquelle on reconnaît, si on les connaît déjà, les chemins et les fossés humides et embourbés, les clôtures qui enserrent des domaines gris plombé, des brumes et des brouillards résistants et tenaces, et même des expressions patoisantes et uniques.
    Mais il n’est pas une page -et certaines sont plus longues que d’autres- où je ne m’étonne que ce qui est écrit le soit ainsi…. c’est-à-dire aussi lourd et pesant qu’admirable, les qualificatifs ne se recouvrant, ni ne se rencontrant sur les mêmes phrases ou passages bien sûr…
    Bref, j’avance et suis satisfaite -terme sans euphorie mais sans lassitude- de ce qui n’est pas tant un bonheur de lecture (l’ “univers”, ” l’intrigue”, “les personnages”…. l’emportant alors sur tout le reste) qu’une découverte de style, une écriture qui ne me comble ni ne m’éloigne… Étonnant vous dis-je!

  11. Philippe Auteur de l’article

    La belle impression des premiers chapitres se confirme. Cette ironie mordante distillée dans ce tableau de moeurs de la fin du XVIIIe est un vrai plaisir. Très british, au bon sens du terme (Sterne est passé par là). Une vraie découverte.

    Tout autre chose. Ce billet aigre-doux, mais finalement optimiste, sur l’évolution du moeurs sur internet : l’agonie du troll errant : http://blog.tcrouzet.com/2013/12/19/lagonie-du-troll-errant/?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A+tcrouzetBlog+%28tcrouzetBlog%29&utm_content=FaceBook

    Bonne journée

  12. court

    Thomas Hardy, aussi capable d’enfanter des pièces injouables, bourrées d’esprits, comme The Dynasts. Quelque chose comme un elizabethain post-edwardien.

    Northanger abbey est l’antidote absolu aux romans de Mrs Radcliffe et de son école.
    Dumas, dans le Capitaine Pamphile a mouché la dame.
    “Il faisait un bruit de tempete tel qu’il semblait que tous les fantômes d’Ann Radcliffe hurlaient dans l’escalier”….
    Meme si Dumas ne l’a peut etre pas lue, Mrs Radcliffe étant plutôt del’école dur surnaturel expliqué, le mot porte.
    MC

  13. rotko

    bonjour,

    leslectrices, sans vouloir les offenser, sont plus sensibles, en général, aux affaires de coeur et à l’intrigue sentimental, qu’à l’ironie masquée dans les réflexions de J.A. Les analyses féroces plaisent davantage aux lecteurs,car elles débusquent des hypocrites patentés, come l’apprenti curé dans “orgueil et préjugés”.> http://bit.ly/19ScuMs
    PS j’en dirais autant pour “jane Eyre”, avec un portrait de pasteur assez effrayant ; en arrière-plan je penserais aussi à Thomas Hardy et à ses prosélytes.

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