« Chaque grue des quais, chaque jonc de la rive, chaque embarcation qui traversait les eaux immobiles de la baie dans un silence irréel avait une présence si nette que j’eus l’impression que le monde venait d’être inauguré. » C’est pour retrouver des phrases comme celles-ci que je viens de replonger dans « La dernière escale du tramp steamer », survivant des trois petits bouquins d’Alvaro Mutis qui m’avaient enchanté il y a une dizaine d’années.
Alvaro Mutis, vient de disparaitre, il avait 90 ans. Un âge vénérable, tout comme celui des navires qui traversent ses courts romans, peuplés de cargos avachis, de marins apatrides et de femmes incendiaires. Alvaro Mutis, appartenait, comme le relève Philippe Lançon dans Libération, « en mode mineur à l’espèce des guépards lettrés sud-américains », de Gabriel Garcia Marquez, dont il était l’ami, à Jorge-Luis Borgès. « En mode mineur » sans doute parce que Mutis a peu produit, et n’a pas légué une œuvre d’une surface comparable à ces grands fauves.
« Les yeux gris, presque cachés par les sourcils fournis, avaient ce regard caractéristique de qui a passé une bonne partie de sa vie en mer. Ils regardent fixement l’interlocuteur, mais donnent toujours l’impression de ne pas perdre de vue un point éloigné, un horizon supposé, indéterminé et cependant immuablement présent. » Alvaro Mutis n’était pas seulement le peintre inspiré des interstices du monde, des rivages et des fleuves, c’était aussi un observateur méticuleux de ses personnages, souvent écartelés entre plusieurs cultures, à l’image de son héros, Maqroll el Gaviero, sorte de Corto Maltese du pauvre, qui aurait navigué sur des cargos poussifs dans des estuaires poisseux.
La magie de cette prose lente, économe de ses mots, tient aussi aux réflexions que Mutis glisse ici ou là dans les monologues intérieurs de ses protagonistes. « A mesure que le temps passe, le recoin où les images vont se cacher est plus profond, plus secret et moins exploré. C’est ainsi que travaille l’oubli : aussi profond que soit le lien qui les unit à nous, nos propres affaires nous deviennent étrangères par le pouvoir mimétique, trompeur et constant du présent instable. »
Mais en dépit de l’atmosphère épaisse et parfois graisseuse de ces romans, malgré le caractère désenchanté de la plupart de ses personnages, la lecture de Mutis, laisse une douce empreinte. Il y a toujours une sorte de détachement joyeux et de noblesse d’âme dans le propos, que l’on retrouve dans “La neige de l’Amiral” et “Ilona vient avec la pluie”, titres également publiés dans les cahiers rouges de Grasset.