« C’est un travail de dépouillement, d’abandon, de reddition, pour lequel il n’y a ni bon, ni mauvais profil, ni lignes de défense, ni parade, ni pose. Juste la recherche du rien. Si on s’y adonne, l’écriture livrera alors un relevé précis des étapes de cet affranchissement, et m’aurait-on demandé où je voulais en venir, j’aurais répondu que je voyais très bien, à ceci près que j’avais désigné comme le seul art poétique qui valût la peine : Ecrire comme ça me chante. L’écriture aura été le papier carbone de ma vie. »
Jean Rouaud écrit comme ça lui chante et ses livres sont le papier carbone de sa vie, enfin de sa vie poétique. Un peu la guerre est le troisième volume de cette « vie poétique », qui qui poursuit ce cycle autobiographique, ou plutôt ce vagabondage de l’esprit, cette exploration du temps. Lequel livre s’achève, alors que notre homme tient un kiosque de journaux à Paris, par le contrat signé pour son premier roman « Les Champs d’honneur » avec Jérôme Lindon. Une délivrance plus qu’une joie. « Comme si une dernière vague m’avait déposé sain et sauf sur la plage alors que j’étais en train de me noyer ». Cette troisième partie est somptueuse. Mais il faut, pour y parvenir, accepter un peu de guerre, voire pas mal de guerre.
Un peu la guerre est une balade littéraire dans les années de formation du jeune Rouaud, étudiant en lettres à Nantes. Une balade qui emprunte des chemins escarpés (de très belles pages sur Bernal Diaz del Castillo), de plus balisés (Proust et Breton) qui fait au passage du petit bois avec Aragon, mais qui se heurte à « la mort du roman » décrétée au moment précis où notre narrateur solitaire et ombrageux entame ses études littéraires. Il tourne beaucoup autour de cette question, qui le taraude manifestement pendant des années. Et puis après avoir longtemps cherché comment dire le monde, il se retourne : « Moi aussi j’avais mes Polynésiens, mes Gitans. Et de la même façon leurs qualificatifs étaient un chapelet d’injures : ploucs, paysans, péquenots, bouseux. Je n’avais qu’à leur prêter les mêmes vertus que les ethnologues accordent spontanément aux peuples primitifs. Un Sauvage c’est quelqu’un qu’on observe avec distance tout en partageant sa façon de vivre, dont on considère que les mœurs singulières jurent avec notre monde moderne tout en veillant à y déceler une solution future pour la survie de l’humanité. Mes sauvages avaient vécu en Loire-Inférieure. J’étais l’un d’eux. »
Bien vu. Tellement bien vu que le kiosquier remporte le Goncourt avec ce premier livre. Jean Rouaud aurait pu sortir son violon pour nous conter cette histoire invraisemblable. Il ne le fait pas, préférant nous dire ses inquiétudes, ses atermoiements. Il prend le ticket, honore son contrat de cinq volumes, marqué par le mémorable Pour vos cadeaux et s’en va écrire « comme ça lui chante ». Ce qu’il fait ici avec le talent si particulier qui est le sien. Cette phrase qui ne commence jamais, ni ne se termine. Qui vous prend par la main et vous promène dans les couloirs de la pensée. Cette lecture érudite et poétique, parfois drôle, souvent grave, du demi siècle écoulé peut être vertigineuse et il faut pour cela accepter la règle du jeu : vous ne savez pas où l’auteur vous emmène, c’est “comme ça lui chante”.