Le bénéfice d’une vie privée placée à l’abri du regard du voisin n’aura finalement duré qu’un petit demi-siècle, grosso modo la seconde moitié du XXème. Juste une petite fenêtre de l’Histoire, entre le contrôle social millénaire opéré par la famille, la tribu, le coiffeur ou le curé, durant laquelle tout le monde savait à peu près tout sur tout le monde, et le contrôle social virtuel qui est en train d’enfoncer les barrières érigées par la reconnaissance d’un droit à la protection de la vie privée.
C’est une donnée nouvelle que nous n’avons pas encore totalement intégré. Sans doute parce que pour l’heure, ce sont principalement des personnalités publiques qui en font les frais (validant au passage la sentence de Montaigne « Plus un singe monte haut, plus on voit son derrière »). Mais personne ou presque n’est désormais à l’abri, pas même celles et ceux qui se gardent de s’épancher sur la toile. Aujourd’hui le système de reconnaissance faciale de facebook est capable d’identifier quelqu’un qui n’a pas de compte, qui n’a jamais mis les pieds sur le réseau. Certaines démarches étant désormais obligatoires en ligne, tout le monde ou presque est exposé.
Le problème du moment est, me semble-t-il, que nous ne sommes pas psychologiquement outillés pour réagir avec sérénité face aux dérapages ou pseudos dérapages qui sont exposés sans filtre sur la place publique. Le contrôle social passé avait généré un système de temporisation, de médiation, qui permettait, au besoin, d’amortir les chocs, de contextualiser, de relativiser. Les déclarations stupides d’un ado, un larcin, une relation adultère… disons les écarts à la morale dominante faisaient l’objet d’un traitement à leur mesure. Les crimes et les délits étaient traités par la justice.
Tous ces filtres, toutes ces protections ont sauté avec la rapidité des échanges, leur viralité et surtout l’absence de modération sur la planète numérique. Tout un chacun peut se retrouver exposé, à son corps défendant, sur les écrans de la terre entière sans avoir eu le temps de réaliser ce qui lui arrive. Sur l’autre versant, tout un chacun peut formuler des jugements définitifs sur le comportement réel ou supposé de tel ou tel contemporain, le calomnier sans état d’âme au nom de sa propre lecture de la morale ou de la justice. Entre le tweet et le tribunal plus de milieu, plus de temporisation. Il va falloir nous y habituer avant qu’une nouvelle forme de pondération voie le jour. Et adapter progressivement notre logiciel mental. Ce n’est pas gagné.