« Pratt a saisi plusieurs aspects remarquables de la période – le premier quart du XXème – avec parfois une avance considérable sur les historiens professionnels. Dans les années 70, quand il concevait ses albums, la première guerre mondiale était encore largement vue de façon nationale, diplomatique, militaire. Lui montre que la guerre a été mondiale dès que les puissances européennes impériales l’ont déclarée : ainsi il fait se rencontrer des Sikhs de l’Armée d’Inde avec leur turban kaki et l’uniforme britannique et des Indiens de l’Orénoque. »
Cet extrait d’un papier d’Annette Becker, professeur à Nanterre, est l’un des multiples éclairages que propose le hors-série estival consacré à Corto Maltese par L’Histoire et Marianne. Passionnant. Je l’ai découvert, avec un peu de retard, en cette fin d’été. Ce document extrêmement complet, signé par une brochette de sommités – universitaires, chercheurs, diplomates – remet en perspective l’œuvre d’Hugo Pratt, et montre à quel point le père de Corto a su s’appuyer sur une érudition époustouflante (il s’était constitué une bibliothèque de 20 000 ouvrages) pour tisser la trame sur laquelle il faisait évoluer son héros.
Mais plus encore qu’un festival d’érudition, qui remet en lumière la guerre des trains blindés dans la Russie Tsariste (Corto Maltese en Sibérie) l’incroyable histoire du peuplement de la Guyane Hollandaise (Suite Carabïenne) ou les batailles épiques qu’a conduit l’Italie en Ethiopie (Les Ethiopiques), ce supplément montre à quel point des pans entiers de la lutte auxquelles se sont livrées les grandes puissances sur le globe au début du XXème, ont été oubliés, méprisés ou écartés par l’historiographie officielle.
On a peine à imaginer, à la lecture de tous ces articles, qui soulignent tous la pénétration de l’auteur (né en Ethiopie, longtemps basé en Argentine), quel pouvait être l’état d’esprit d’Hugo Pratt lorsqu’il réalisait ces planches destinées à séduire un public de gamins espiègles, lecteurs de Pif Gadget. C’est en effet dans Pif Gadget, une publication pour mioches du Parti communiste français, que la plupart des aventures de Corto Maltese ont été pré-publiées avant d’être réunies en albums. Quel pouvait être son sentiment lorsqu’il greffait sur un substrat historique patiemment travaillé, des aventures rocambolesques et parfaitement invraisemblables pour tenir l’attention de son jeune lectorat.
L’humour avec lequel Corto observe le monde insensé dans lequel il évolue, le recours à la littérature – on croise parfois au détour d’une page Jack London, Ernest Hemingway ou Jorge-Luis Borges – ont sans doute été ses moyens les plus sûrs pour envoyer à la postérité certains signaux que les universitaires commencent aujourd’hui à décrypter. Quoi qu’il en soit ce supplément invite chacun d’entre nous à ressortir les albums poussiéreux perdus dans les bibliothèques pour relire avec des yeux d’adultes les aventures pas si extravagantes que ça de l’invincible et nonchalant Corto Maltese.