Une page se tourne. Vendu ce matin le squelette et la peau (parasol, chandelles, tables, clayettes…) du stand qui m’a permis de faire les marchés aux livres durant une demi-douzaine d’années. Histoire de disposer d’un peu de cash pour acheter du bois pour l’hiver. Cette vente matérialise la dernière étape d’une joyeuse et poétique reconversion tentée il y a près de dix ans. J’y ai perdu un peu d’argent, beaucoup d’illusions, mais tellement gagné sur d’autres registres que je ne regrette pas une seule seconde cette échappée un peu folle dans le monde du livre ancien et d’occasion.
Une première remarque, apparemment anecdotique. Toutes les réponses obtenues à l’annonce passée sur « Le bon coin » étaient écrites dans un français parfait, simple et élégant. A la différence notable des annonces passées pour vendre ou acquérir une console de jeu pour les enfants ou un écran plat. Comme si les candidats à l’aventure de l’économie informelle, aux petits matins brumeux et aux journées dans le vent, cultivaient une sorte de respect des mots, une volonté de précision dans la transaction. Cela nous dit quelque chose de l’état du marché du travail et de la qualité des individus qui investissent dans un pari aussi aléatoire.
En même temps je comprends la fascination pour cet espace de liberté que propose le marché. On y est totalement responsable et comptable de sa liberté. Et en premier lieu physiquement. Le marché est avant tout une aventure physique, qui nécessite une énergie et une endurance méconnues. Dresser une boutique en moins d’une heure, tenir des heures sous le soleil ou dans le froid, puis recharger ses caisses, démonter son stand à la nuit tombée, parfois sous la pluie, est un exercice qui délie les muscles. Et comme le rappelle volontiers le philosophe Alain, qui oxygène aussi les neurones.
Le commerce de proximité du livre ancien et d’occasion s’est malheureusement effondré ces dernières années sous les coups redoublés du commerce en ligne. A quoi bon chercher vainement un livre rare ou épuisé sur un marché ou chez un bouquiniste alors qu’on est quasi certain de le trouver en un clic sur internet ? Entre 60 et 80%, selon les sources, du chiffre d’affaires a migré sur le web. Les bouquinistes n’ont donc d’autre choix que de reconvertir en magasiniers dans quelque entrepôt aveugle et en postiers. Ce qui ne me convenait pas.
J’ai toutefois eu la chance de pouvoir céder une partie de mon stock à Yseult, à la Maison du port de Lavau-sur-Loire, où feu mes livres sont choyés, et de me constituer une honorable bibliothèque, avant de reprendre la plume. Un article de deux feuillets rapporte, grosso modo, trois fois plus qu’une journée de marché. C’est une injustice glaçante, qui ne décourage pourtant pas, apparemment, les candidats à l’aventure, qu’il s’agisse de livres ou de carottes.
C’est finalement une bonne nouvelle. Cela montre que certains d’entre nous attachent encore le plus grand prix à la liberté qu’offre ce commerce direct et sans façons. Quitte à la payer cher à la fin de chaque mois, lorsqu’il s’agit de régler ses factures. Combien de bouquinistes de mes amis ne gagnent pas la moitié d’un smic et pourtant ne se plaignent jamais. C’est peu dire que je les respecte et, osons l’écrire, les admire. Et c’est aussi l’occasion de rappeler une vérité triviale : chacun de nous écrit chaque jour, en faisant ses courses, la loi du marché.
Illustrations : Le mardi du livre, Nantes (photo ouest-France), La Maison du port de Lavau-sur-Loire.