3 – Le curé de Condé
L’arrestation d’Etienne Lecourt, curé de Condé. Louise découvre le château des ducs en compagnie de Clément Marot. L’inquisiteur à la recherche de Gaspard. L’apprenti mis au vert à La Belle Charpente. La résistance de l’Eglise aux idées nouvelles.
Quelque chose ne tourne pas rond, Léonard le pressent en poussant la porte de l’atelier, d’ordinaire grande ouverte sur la place. Dans la pénombre, Gaspard est assis, prostré, en pleurs. Simon du Bois tourne autour de la presse, absorbé, le menton appuyé sur la main. « Ah, te voilà ! » lance-t-il, avec son air des mauvais jours, en découvrant la silhouette de Léonard qui se découpe dans le chambranle de la porte. « Il nous arrive une sale affaire, une bien sale affaire. L’inquisiteur de l’évêché s’est saisi ce matin d’Etienne Lecourt et l’a fait conduire à Séez où il doit être jugé pour hérésie. Je soupçonne l’évêque d’avoir profité de l’absence de la duchesse pour se livrer à cette misérable manoeuvre. Cet olibrius a décidément des espions partout. C’est très embêtant parce que l’inquisiteur a trouvé des ouvrages interdits par la Sorbonne chez Etienne ».
Léonard prend tout de suite la mesure du danger. Etienne Lecourt, le curé de Condé-sur-Sarthe, une paroisse voisine d’Alençon jouxtant Saint-Germain, est connu depuis plusieurs années pour ses positions iconoclastes et ses prêches enflammés. Il a échappé une première fois, faute de preuves, aux foudres du tribunal ecclésiastique, mais le fait que l’évêque revienne à la charge en plein séjour de la duchesse n’augure rien de bon. Cette arrestation respire la provocation politique et pourrait finir par sentir le fagot. Pour Gaspard, protégé d’Etienne Lecourt placé l’an dernier chez maître du Bois, la situation est extrêmement préoccupante. Que va-t-il faire ? Il ne peut, d’évidence, retourner à la cure de Condé, qui doit être surveillée par les sbires de l’inquisiteur. « Ecoute Gaspard, essaie de ne pas trop te tourmenter. Tu vas loger quelque temps à La Belle Charpente en attendant de voir comment tournent les évènements. Il n’est pas impossible que la duchesse puisse faire quelque chose pour ton curé. Je monte en parler à Clément. »
Marot est en grande conversation avec l’espiègle Louise devant les marches du palais d’été, dans la cour du château. Le poète détaille la géographie des lieux pour la jeune fille en accompagnant ses explications de grands gestes. « Les suivantes sont logées dans l’aile droite, au-dessus des appartements de la duchesse » commente-t-il en indiquant une rangée de fenêtres à meneaux située au deuxième étage de cet élégant logis élevé il y a une vingtaine d’années par le père du duc Charles, le dos appuyé sur le parc, au fond de ce qui était autrefois la basse-cour. « Vous avez de la chance, parce que je suis, pour ma part, cantonné dans le donjon, où il fait un froid de canard même aux plus beaux jours de l’été ». En dépit de l’heure tardive, dont témoigne la lumière rasante qui éclaire la cour et découpe des ombres franches, Clément ne semble pas pressé de confier Louise de Chauvigny à la gouvernante du palais. Mais dame Cécile, informée la veille par la duchesse de l’arrivée d’une nouvelle suivante, apparaît sur le perron et coupe court d’autorité à cet imprudent badinage. « Demain, si vous le souhaitez, je vous montrerai les grosses poules d’Inde que la duchesse élève dans le parc » n’en ajoute pas moins Clément alors que la jeune fille s’éloigne pour rejoindre la gouvernante.
« Mauvais coup, effectivement. J’ai peur que Marguerite soit démunie, surtout si l’inquisiteur a saisi des écrits embarrassants » murmure Clément après que Léonard lui a résumé la situation. « Elle est désormais contrainte de mesurer ses protections, la pression de l’Eglise sur le roi est de plus en plus forte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle s’apprête à conduire maître Lefevre à la cour de Navarre. » Léonard, à dire vrai, redoutait cette fin de non-recevoir. Etienne Lecourt a poussé le bouchon en peu loin en s’offusquant de la dissolution des mœurs de certains clercs, visant de façon à peine voilée la cour épiscopale de Séez. Se donnant, qui plus est, des bâtons pour se faire battre en contestant l’existence du purgatoire et l’efficacité des indulgences. Plus grave encore, il n’hésite pas à citer en chaire les écrits d’un moine illuminé qui court les provinces germaniques, un certain Martin Luther, dont les prêches sont jugés hérétiques par la papauté.
Louise pendant ce temps, découvre l’intérieur du logis en tentant d’emboîter le pas rapide de dame Cécile, une délicieuse petite bonne femme, bavarde et énergique, qui lui fait l’honneur d’une visite du palais. La distribution des lieux n’est pas très compliquée. L’aile située à gauche de la tour d’escalier est dévolue aux activités quotidiennes, celle de droite à la vie publique. La salle à manger est un peu la pièce commune de la grande maisonnée dans la journée, elle ouvre sur une grande cuisine tapissée de récipients en étain, où s’affairent deux cuisinières devant une marmite fumante. C’est bientôt l’heure du repas, la duchesse ne devrait d’ailleurs pas tarder à revenir de Longrai. Elle prend souvent ses repas dans la salle commune avec une douzaine de membres de sa petite cour, comme le veut la tradition des hobereaux de Normandie. « Les choses vont sans doute changer maintenant qu’elle est reine de Navarre » commente dame Cécile en se tournant vers Louise « mais son époux étant à la chasse pour quelques jours, il est vraisemblable qu’elle soupera ici ce soir, comme à son habitude ». L’atmosphère est beaucoup plus solennelle dans la salle de réception, aux murs recouverts de tapisseries des Flandres et flanquée de lourds coffres en bois, mais plutôt sobre à l’étage des appartements de la duchesse, où Louise est appelée à passer une partie de ses journées. Elle comprend ainsi à demi-mots qu’elle est destinée à emplir le rôle de la chambrière attachée au château, en remplacement de l’une des actuelles suivantes, qui accompagnera Marguerite en Navarre. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour la jeune fille, qui s’était prise à rêver déjà de suivre la reine dans ses voyages. Mais rien ce soir ne pourra altérer sa joie d’avoir quitté sa défroque de moniale pour reprendre l’habit de Louise de Chauvigny.
Léonard, de son côté, a filé par la grand porte ouverte sur la ville, que Marguerite a fait percer dans les remparts pour aérer la forteresse, la faire communiquer avec la cité. Symboliquement gardée par deux soldats en armes, la porte du jeudi reste ouverte jusqu’à la tombée de la nuit et permet aux fournisseurs de la cour de circuler librement dans la journée. Marguerite aime que le château soit vivant quand elle y réside, et il ne lui déplait pas non plus de voir son entourage fréquenter les rues encombrées de sa petite capitale. Indifférent à l’agitation de la ville, Léonard tourne et retourne la situation dans sa tête. Il est préoccupé par le sort de Gaspard, qui pourrait faire les frais de la malignité de l’inquisiteur, le dominicain Etienne Mangon, dont on ne sait précisément ce qu’il a saisi à la cure de Condé. La bonne solution est celle qui lui est venue à l’esprit tout à l’heure : quelques jours au vert à la Belle charpente, en attendant que la situation s’éclaircisse. Maitre du Bois partage cet avis, et pour faire bonne mesure, accepte que Gaspard suive Léonard à la taverne des Sept colonnes, où il doit rejoindre Guillaume avant de prendre le chemin d’Héloup.
Les deux garçons ne demandent pas leur reste et filent à la taverne où Guillaume est déjà attablé devant un pichet de cidre. Le graveur semble inquiet et ne cesse de jeter des regards soupçonneux autour de lui. « Mangon est en ville, il te cherche Gaspard. Il n’osera sûrement pas pointer son nez à l’imprimerie, mais s’il te trouve, nul doute qu’il t’envoie à Séez avec Lecourt. Il vous faut filer, et vite. » Léonard prend le temps d’avaler un bol de cidre pour ne pas trop éveiller l’attention et sort nonchalamment avant de courir chercher son cheval. Gaspard l’attendra à la porte du fond, puis sautera en croupe à son signal. La porte de la Barre est à deux pas. Une fois franchie, ils pourront s’évanouir à la faveur de l’obscurité.
« C’est bon maintenant, on peut respirer ». Léonard ralentit le pas à l’entrée de Saint-Germain. « Tu seras à l’abri à La Belle Charpente, mais tu vas devoir y rester quelques jours en attendant que les choses se décantent ». Gaspard n’en mène pas large en pénétrant dans le logis. Les épreuves de la journée l’ont anéanti et il est blanc comme un linge en saluant la maitresse de maison. La mère de Léonard est heureusement dotée d’un tempérament placide et douée de beaucoup de sens pratique. Elle assoit les garçons devant un bon fricot et suggère tout de suite une solution. « Nous allons t’envoyer garder les vaches à grêle-poix pendant quelques jours, tu partiras à l’aube et ne reviendras qu’à la nuit tombée. Bien malin qui pourrait te trouver là-bas, dans cette clairière au milieu du bois. Molosse t’accompagnera, il connait parfaitement les lieux. Qu’en penses-tu Mathurin ? » Son mari acquiesce d’un signe de tête. Mathurin Cabaret est un taiseux, mais son approbation muette est sans équivoque. Il ne sera pas dit que La Belle Charpente n’est pas un lieu sûr. Et l’inquisiteur peut bien pointer son nez jusqu’à la lisière d’Héloup, ce qui est peu vraisemblable, il en sera pour ses frais.
Etourdi par cette longue journée, Léonard essaie vainement de trouver le sommeil dans la chambre haute de la tour carrée. Il songe aux craquements qui sont en train de se produire dans le duché, aux lendemains incertains qui s’annoncent. Pourtant, il en est persuadé, les vieilles soutanes auront beau faire, elles ne pourront pas empêcher les fidèles de consulter les textes, en latin ou en langue vulgaire, en gothique ou en romain. Leur combat est perdu d’avance. On n’oublie pas la roue après l’avoir inventée. On n’oubliera pas la presse à imprimer. Elle ira son chemin, avec ou sans l’aval de l’Eglise. Même si, manifestement, la partie ne va pas se jouer sans résistances. Les curés vont avoir du mal à accepter de ne plus avoir le monopole de la parole d’Evangile et Dieu seul sait comment les choses vont tourner. Pour chasser son inquiétude, le garçon essaie de dompter ses pensées et de les diriger vers le château, où Louise passe sa première nuit. Elle a dû découvrir son nouveau logis à cette heure-ci et doit aussi éprouver quelques difficultés à s’endormir sous les toits du palais. Peut-être devise-t-elle avec quelque autre suivante, partage-t-elle quelques confidences de filles sur la vie à l’abbaye ? Ou peut-être s’est-elle tout simplement effondrée, rompue par la charge émotive de cette incroyable journée, qui lui ouvre les portes d’une autre vie.