11- Chateaubriant
En route pour Chateaubriant. La cour du roi François. Les garçons retrouvent Clément, qui s’emploie à traduire le Pigafetta. Ils repartent pour Alençon le texte en poche. Léonard réserve la première lecture à Louise.
Des hauteurs de la Lacelle, on surplombe un tapis de forêts qui colonise tout le champ visuel quand on porte le regard vers le nord. Côté soleil levant, c’est la forêt d’Ecouves qui semble, vue de ce promontoire, avoir proprement englouti Alençon. Côté soleil couchant on découvre la forêt d’Andaine qui s’accroche aux contreforts du massif armoricain et plonge vers la Bretagne. Les deux cavaliers dormiront ce soir à Pré-en-Pail, au terme de cette première étape sur le chemin de Chateaubriant, après avoir délaissé les forêts normandes pour le bocage du Maine qui se déplie au sud de la Lacelle. Léonard a réussi à convaincre Guillaume de l’accompagner à nouveau, en dépit des préventions de Frotté qui aurait préféré flanquer l’imprimeur d’un garde du corps aguerri. Les marches de Bretagne ne sont pas réputées dangereuses, mais Léonard, porteur d’un message du chancelier au roi, est désormais un voyageur dont il faut prendre soin. Frotté a toutefois dû s’incliner devant l’enthousiasme des deux garçons, trop contents de pouvoir trotter ensemble une nouvelle fois sur les chemins du royaume. Et puis Guillaume a un bon prétexte pour rejoindre la cour à Chateaubriant : il espère se voir confirmer la réalisation des bois pour l’édition de Villon que Marot prépare. Avec la complicité de Léonard, il a trouvé et dévoré le Testament du poète dans la librairie de la duchesse. Il rêve maintenant d’illustrer l’édition de Clément. Seule Louise est attristée par ce départ, même si elle refuse de s’en avouer la cause. Elle voudrait bien chasser ce pincement dans la poitrine qui l’étreint lorsqu’elle pense à l’échappée de Léonard, mais n’y parvient pas. Outre le départ du libraire, c’est tout un monde qui prend congé, un monde qui se dessine peu à peu, au fil de leurs recherches et de leurs échanges. Ce serait si simple et si confortable si l’on pouvait tenir ses sentiments par la bride.
La route se peuple chaque jour un peu plus à l’approche de Chateaubriant ; aux charrois de pierre et de bois requis pas les embellissements du château se mêlent les convois de victuailles exigés par la présence d’une cour pléthorique qui s’est abattue sur la petite ville comme une nuée d’étourneaux. La bourse de Jean de Laval risque de se souvenir longtemps de ce séjour royal, d’autant que François aime le faste et la pompe, mais le maitre des lieux ne rechigne pas à la dépense, saluant ainsi une entrée inespérée de son fief dans la géographie officielle du royaume. On se souviendra, espère-t-il, de la place de Chateaubriant dans l’histoire du rattachement de la Bretagne à la couronne. La porte de La Torche franchie, les deux jeunes gens retrouvent l’atmosphère bavarde et joyeuse qui baigne Alençon lorsque la cour de Marguerite est installée. Mais les coutures de la ville, trop petite, craquent sous le poids des équipages royaux. Faute de place intra muros, les soldats campent à l’extérieur des remparts, et plusieurs villages de toile débordent des murs, se déploient en faubourgs, avec leurs cantinières, leurs barbiers, leurs forgerons de campagne. Enchantés de retrouver cette ambiance de fête, Guillaume et Léonard se présentent rapidement à la monumentale porte du château et découvrent avec plaisir qu’ils sont attendus. Clément a laissé des consignes au planton et a mis à leur disposition un poisson-pilote, le petit René, fils du portier, un gamin d’une dizaine d’années au cheveu en pétard, qui les installe derechef dans les combles de l’ancien logis.
« Suivez-moi messieurs, nous serons plus à l’aise pour bavarder dans le cabaret de fortune qu’ont aménagé les conseillers et les saltimbanques de la cour sous les voûtes du grand logis. » Clément ne cache pas sa joie de revoir les garçons et tient à les asseoir devant un bon pichet de vin avant d’entamer la conversation. Le poète les conduit à travers un dédale de petites cours et de bâtiments biscornus débouchant sur un grand espace ensoleillé, l’ancienne basse-cour, au fond de laquelle trône le grand logis que vient d’achever Jean de Laval. A droite, une vingtaine d’ouvriers s’activent à l’édification d’une galerie, si l’on en croit les colonnes de bois sculpté qui attendent, sagement empilées, dans un coin du chantier. C’est sous le logis, troué de hautes fenêtres à meneaux parfaitement alignées, plus précisément sous l’escalier d’apparat, que les conseillers de la suite royale ont installé leur salle de garde, leur havre de détente, à proximité immédiate de la cave à vins. « Un endroit idéal, parfaitement insonorisé », commente Clément, en leur présentant les lieux, une magnifique cave voûtée, sommairement mais confortablement aménagée, où les amuseurs patentés de la cour ont dressé une petite estrade pour répéter leurs spectacles. « J’ai un couple de nouvelles pour toi Léonard. L’une moins joyeuse que l’autre. Par laquelle veux-tu commencer ? » attaque d’entrée Clément, facétieux, dès que les jeunes gens ont les fesses calées autour d’un grand tonneau faisant office de table. « La mauvaise évidemment ». « Soit, sache donc que tu n’emporteras pas le manuscrit de Pigafetta. Je dois le transmettre au plus vite à Simon de Colines, qui l’a expressément demandé à la reine mère pour l’imprimer. J’ai juste arraché l’autorisation de te le montrer avant de le faire parvenir à Simon. » Devant le visage déconfit de Léonard, Clément poursuit « Tu aurais, de toute façon, eu du mal à exploiter ce manuscrit, rédigé en langue vulgaire d’Italie, ce que je ne t’avais peut-être pas précisé. La bonne nouvelle maintenant » Et le poète d’afficher un large sourire « je suis en passe d’achever la traduction de ce manuscrit, à laquelle je me suis attelé dès mon arrivée à Chateaubriant, en sorte que tu puisses repartir avec un texte exploitable, traduit par Marot qui plus est. Cela te convient-il ? »
Léonard éprouve les plus grandes difficultés à domestiquer sa joie tout au long de la soirée, joie qui ne cesse de le déborder en éclats de rire incontrôlés, heureusement amortis par le bruit des conversations et le tintement des chopes en étain dans ce cabaret improvisé. Pour parfaire le tableau, Clément a confirmé à Guillaume la commande d’une demi-douzaine de bois pour son Villon. Certes, le poète n’a pas le moindre sol pour financer le travail, mais le graveur est confiant de nature et trop heureux de la chance qui lui est donnée pour se préoccuper maintenant d’une question d’intendance. Il sera bien temps de parler d’argent au moment de l’impression.
En dépit de l’heure tardive à laquelle les deux garçons regagnent leurs combles, sous la conduite du petit René, Léonard ne peut s’empêcher de rédiger un billet à l’adresse de Louise. S’arrachant les yeux sous la flamme de l’unique chandelle de la chambre, il mesure à quel point cette aventure le lie désormais à la jeune femme. Louise, en intriguant auprès de Clément, en multipliant les contacts à la cour, l’a non seulement aidé à récupérer le manuscrit mais a vraisemblablement fait en sorte qu’il dispose d’une copie exploitable. A-t-elle déployé une telle énergie pour son propre compte ? – il est indéniable qu’elle se passionne sincèrement pour l’aventure de Magellano – ou s’est-elle démenée pour lui ? Difficile de démêler la pelote de sentiments qui s’enroule, se déroule autour des trois personnages du trio qu’il forme avec Louise et Clément depuis leur retour d’Almenêches. Quoi qu’il en soit, la jeune femme sera d’un secours précieux pour éditer le récit, décrypter les indications données par l’auteur, celles laissées par le traducteur, travailler sur les épreuves. Simon du Bois a tacitement autorisé Léonard à imprimer ce texte à son retour, pour honorer ses fonctions de libraire de la duchesse, mais le maître n’entend pas perdre son temps à œuvrer sur une matière qui ne l’intéresse pas et ne lui sera d’aucun profit. Sans la belle agilité d’esprit de Louise, son sens pratique et son entregent, Léonard serait bien en peine de mener à bien cette folle aventure éditoriale, qui lui aurait paru insensée il y a six mois, lui qui n’est pas même maître-imprimeur.
Les garçons ne verront pas le roi, parti à Nantes avec Jean de Laval rencontrer quelques membres éminents du Parlement de Bretagne pour les convaincre de solliciter eux-mêmes l’union perpétuelle du duché et du royaume. C’est la solution qu’ont imaginée les conseillers du souverain pour contourner un inattendu problème juridique : le fait que le roi ne soit pas duc de Bretagne. C’est en effet son fils, le dauphin François, qui est officiellement duc depuis la mort de sa mère, la reine Claude. Impossible donc de réunir les deux couronnes sur une même tête. A moins que les Etats de Bretagne ne demandent expressément l’union. Ce à quoi le roi va s’employer, disposant pour cela de quelques arguments, quelques privilèges et prébendes à distribuer aux parlementaires de Nantes. Léonard n’est pas trop marri par cette absence, même s’il aurait naturellement aimé apercevoir le roi, dont on dit qu’il est gigantesque et dépasse tout le monde d’une tête. Mais le jeune imprimeur est trop impatient de retrouver Alençon pour commencer à travailler sur le manuscrit que vient de lui remettre Cément, une centaine de feuillets couverts de l’écriture fine et déliée du poète, presque sans rature. Ce manuscrit, Léonard s’est interdit de le lire avant de le montrer à Louise. Il ne sait pas vraiment pourquoi mais il tient à lui faire ce cadeau, à lui donner le plaisir d’être la première à défricher la traduction de Clément. Il goûte par avance la joie qu’elle éprouvera à sentir les embruns de l’expédition, à longer les côtes de l’Amérique pour découvrir le passage du sud, à fouler le rivage des îles aux épices et à frissonner devant ses premiers cannibales.