Ne soyons pas trop dépensier en rapprochements historiques. Mais quand même. Une remarque m’a frappé hier lors d’un entretien avec un jeune architecte dans le cadre d’un travail de commande sur ce qu’il est convenu d’appeler les « industries culturelles et créatives ». Ce jeune homme a mis au point, en croisant son savoir-faire d’informaticien, sa fibre artistique et sa formation d’architecte, une technique inédite de sculpture de la lumière qu’il ne cesse de peaufiner. Il a notamment participé à l’habillage le palais du roi de Thaïlande à Bangkok.
« On en revient à la Renaissance, avant le moment où les sciences et l’art ont divergé. » lâche-t-il timidement. Ce garçon, qui a fait un choix radical après avoir obtenu son diplôme, celui de creuser un sillon singulier, fait partie de cette génération de jeunes gens qui mettent aujourd’hui au point dans les caves, les friches industrielles ou les appartements obscurs, des techniques inédites, des œuvres aujourd’hui inclassables, à la croisée des arts et du numérique.
Cette remarque a résonné avec l’entretien précédent, au cours duquel mon interlocuteur, initiateur d’un “laboratoire des arts et des technologies”, évoquait le changement de logiciel mental dans les cerveaux de la génération qui pointe, nourrie d’écrans, et familière d’outils dont nous découvrons laborieusement les possibilités. « Les ados ont décloisonné les spécialités, et conjuguent naturellement l’écrit, la musique, le son, la video, les arts graphiques avec une facilité déconcertante ».
Je pourrais également évoquer la découverte, au cours de cette enquête, de métiers par moi inconnus, comme les designers sonores, qui planchent sur la texture du son qui sera donné aux voitures électriques, ou évoquer les recherches discrètes qui sont faites pour équiper les cimetières de demain. On pourrait parler de l’arrivée annoncée des imprimantes 3D pour usiner les pièces en carbone des Airbus. Mais là n’est pas le propos.
Pour filer le rapprochement historique, on peut avoir le sentiment que nous ne sommes pas encore outillés pour regarder l’époque avec les bonnes lunettes. La Renaissance est une invention d’historiens. Elle ne se savait pas Renaissance, ne se lisait pas comme telle. La pile électrique a été inventée par Volta sous Bonaparte. Qui s’en préoccupait alors ?
Ce travail de commande est passionnant en ce qu’il met en lumière un mouvement qui se propage à bas bruit, loin des projecteurs de l’actualité. Il est passionnant en ce qu’il réconcilie recherche intuitive, préoccupation esthétique, culture académique (les laboratoires de recherche pluri-disciplinaires se multiplient entre écoles supérieures d’art et de technologie) et ingénierie numérique.
Et nos petits Français, qui sortent des écoles des beaux-arts, d’archi, de design, des écoles d’ingénieurs, nos geeks que l’on moque volontiers, ont une force singulière, celle de disposer – quoi qu’on en dise – d’un fonds culturel rare, de baigner dans un univers qui n’est pas exclusivement mercantile, ce qui leur permet de concevoir des jeux vidéos, des applications numériques, d’imaginer des outils qui conjuguent allègrement esthétique et inventivité technique.
La culture contribue sept fois plus au PIB que l’industrie automobile, relève une récente étude, basée sur les données de l’Insee. Edwy Pleynel lors des dernières rencontres de la presse en ligne, se disait persuadé que nous vivions une époque comparable à celle de la découverte de l’imprimerie, dont nous nous sommes incapables de mesurer les conséquences. Ces « industries culturelles et créatives » selon la dénomination du chercheur américain Richard Florida, sont peut-être en train de dessiner une époque qui ne connait pas encore son nom.
Une curiosité : dans l’approche “métiers” de l’étude qui est au coeur de ce travail sur les “industries culturelles et créatives” figure une catégorie étonnante : “les manipulateurs de symboles”, parmi lesquels sont classés les journalistes, les profs certifiés et agrégés, les architectes, les avocats… Il est toutefois précisé en avant-propos “les débats sur l’appartenance de tel ou tel métiers aux industries culturelles et créatives sont généralement difficiles à trancher, aucune définition de faisant foi aujourd’hui.” Je ne sais pas si cette classification est due à Richard Florida, http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Florida le chercheur américain qui a théorisé l’idée les “classes créatives”, mais je vais creuser l’affaire. Quoi qu’il en soit, ça me fait drôle de me retrouver parmi les “manipulateurs de symboles” même si, en soi, ce n’est pas complétement idiot.
« Pagnol et les chiens », diable !
Moi aussi, par paresse intellectuelle et suivisme révérencieux de quelques critiques suffisants, j’ai longtemps dédaigné cet auteur. Paresse : je n’en avais rien lu. Jusqu’au jour où je suis tombé sur ses mémoires d’enfance et sur le cul. Précision du style, vivacité des sensations physiques, humour léger. Et pudeur des sentiments, comme dans deux pages que j’ai mises dans mon anthologie :
– La lettre de Lili où, sous une pluie de fautes d’orthographe à faire mourir d’apoplexie tous les Bled de France, se cache une véritable déclaration d’amour et de cafard en italique (« avantiers je suis été sous Tête Rouge, j’ai voulu écouter la Pierre. sa ma glassé l’oreille. èle veut plus chanté èle fait que Pleuré. ») (En classe où nous l’avions étudiée, mes élèves avaient réfléchi sur la suite en écriture droite, sur ce qu’elle dit de la qualité de cœur de Joseph et de la délicatesse de Marcel pour son père)
– La fin de « Le Château de ma mère », où après avoir baigné tout le livre dans la chaleur provençale, on sent brutalement s’abattre sur nous, en une courte page, la glace de la mort : celle de la mère de Marcel, celle de Paul, celle de Lili, « en 1917, dans une noire forêt du Nord (…) tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms… ». Des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms : tout est dit…
“je n’en vois mention”
Dubout, donc.
Autant le monde de Samivel est d’une grande simplicité poétique, simplicité touchant plaisamment à l’épure, autant celui de Dubout (un faux rigolo) est complexe, et ne saurait être limité à ses mégères mamelues, poilues et verruqueuses. Qu’on aille sur Google images pour avoir une petite idée.
Petite idée : voir comment, dans Pagnol précisément (aux éditions Pastorelly), il nous fait oublier ses gorgones avec une mère du petit Marcel toute en finesse, en grâce, en transparence. Et je ne parle pas de son travail sur Villon, sur le Kamasoutra, etc.
Dubout et Rabelais. Il se trouve que cherchant, il y a un paquet d’années, ma route pour la Devinière, je m’enquis de celle-ci auprès de gens attablés devant leur manoir en restauration. On causa Rabelais, et je repartis avec une photocopie (de piètre qualité, mais à cheval donné on ne regarde pas la dent) représentant l’attaque de la Roche Clermaud par Gargantua (chez Gibert jeune). Format : 660×500, mais il faut quasi une loupe pour apprécier la minutie du dessin.
(Cher Court, si vous pouvez me dire quels livres de Romains furent illustrés par Dubout, faites, je n’en en vois mention nulle part)
Cher Court, que voila un jugement lapidaire !
Pas le temps ce soir, j’y reviendrai.
Dubout, c’est bon pour Pagnol et les Chiens,à la rigueur Romains, mais le reste….
Bien à vous.
MC
Rabelais oui, Dubout moins. Je ne suis pas fan. Les enfants ont longtemps reçu les ouvrages de l’école des loisirs, il y en a toute une collection à la maison. Belles publications effectivement. Aujourd’hui ce sont plutôt les revues : Spirou, Sciences et vie junior et Je bouquine (Bayard me semble-t-il). De fait les publications jeunesse sont de bonne tenue. Je me souviens notamment de la prof de français de mon second, qui a passé un an aux Etats-Unis à l’adolescence, qui lui piquait son Sciences et vie junior comme support pour ses cours.
Bonne journée
La porte des maths m’est hélas fermée, celle de la poésie rarement ouvertes (disons que j’ai lu trop de croûtes) mais celle de Rabelais marche toujours. Je viens de trouver récemment l’édition « pour enfants » illustrée par Samivel, et ne désespère pas de convaincre mon banquier de me laisser acheter celle illustrée par Dubout.
En parlant d’éditions pour enfants, la mort du fondateur de l’Ecole des Loisirs me permet de dire – à ceux qui n’en seraient pas déjà convaincus – que ce genre d’édition n’est en aucun cas un genre mineur (sauf si on pense à Fantômette ou aux Editions Hemma de triste réputation).
Une seule suggestion chez ce seul éditeur, pour preuve entre mille : Les Mystères de Harris Burdick (Chris Van Allsburgh)
J’ai la faiblesse d’avoir un fils matheux dont la thèse est écrite en honorable français http://www.cmap.polytechnique.fr/~dossal/these.pdf et qui a quelques lettres (vous me pardonnerez cette parenthèse d’autosatisfaction paternelle). Et je ne boude pas mon plaisir, l’été, de recevoir ses amis, matheux ou ingénieurs, pour parler de littérature ou de philosophie. C’est peut-être de ce côté là que la relève est la plus solide.
Pas grand chose de plus que ce qu’en dit la presse sur notre vaudeville national. Et ce n’est pas du côté d’Ayrault qu’il faut attendre des révélations. Pas le genre de la maison. Quelques facéties de mon ami Eric Chalmel, alias Frap ici : http://frap-dessins.blogspot.fr/
Bonne journée, je replonge dans mes ICC.
Evidemment, un public de Grandes Ecoles -encore que le génie n’y soit pas toujours, connait un minimum culturel. Encore que…Souvenirs de Taupins guère portés sur les Lettres.
Pour les Sciences Humaines, bien mal nommées, s’il s’agit de la dictatoriale postérité de Judith Butler, je comprendrais mieux….Nous sommes d’ailleurs sur le point d’en hériter.
Rien sur le Feydeau qui se joue à ‘Elysée?
Bien à vous.
MCourt
Je crois comprendre d’où provient le malentendu M Court. Nous ne parlons pas des mêmes disciplines. Je veux bien entendre ce que vous dites en matière de sciences humaines. Mais pour ce qui concerne les sciences, les techniques et ce qu’il est convenu d’appeler les beaux-arts, la France a encore quelques beaux restes. Même si ce débat est un peu idiot – et je suis le premier coupable – en ce qu’il brasse des généralités.
Non, ou nous ne rencontrons pas les memes! Pour l’angle fermé, j’ai connu un charmant collègue musicologue qui avait abandonné Mozart pour Proust pour revenir au XVIIeme siècle. Comme fermeture, il y a mieux§ Et je connais, dans la génération actuelle, quelqu’un qui s’intéresse à la fois aux maths et à la poésie en passant par la case Rabelais.il n’est d’aillurs pas e la cote Est mais du Texas; Je crois que la double spécialité, vécue ici il y a quelques années comme une chose insensée, contribue puissamment à ce type d’approches décloisonnées qu’on trouve chez les meilleurs étudiants américains, ceux qui ne prennent pas , entre autres, pour parole d’évangile, le très contestable fatras à prétentions érudites de Michel Foucault.
Bien à vous.
MCourt
Je n’ai pas utilisé le terme “panoramique” au hasard M. Court. Avec toutes les faiblesses que cela suppose. Les Américains, et on peut leur concéder ça, sont les rois de la spécialisation, de l’angle fermé. Et nul doute que l’on peut rencontrer, sur la côte Est essentiellement, d’éminents spécialistes de James, de Rabelais, de Poe ou de Proust. Mais on peut aussi croiser des ingénieurs informaticiens qui prétendent venir en France en train (je peux en témoigner). Je connais assez peu de Français, aussi incultes soient-ils, qui imaginent aller aux Etats-Unis en voiture ou en train.
Ajoutons une nouvelle fois que j’évoque ici des jeunes gens issus de grandes écoles et non de l’université. Chargé de cours à la faculté de lettres depuis plus de quinze ans, je suis malheureusement bien placé pour témoigner du fait que l’université française est devenue le réceptacle de toute la misère du savoir. Et sur ce point là je vous rejoins.
Vous me parleriez du groupe Enée alliant Musique, installation Lumineuse et électronique, et informatique, je dirais oui.
Quels Américains et quels étudiants français avez-vous donc vus pour qu’ils soient” étonnés des Connaissances panoramiques de nos étudiants?” Dans les panoramas troués que j’ai vu, les connaissances étaient rarement à leur place. En revanche, discutez avec un jeune chercheur américain sur James ou Rabelais, tout est à sa place. Je voudrais bien savoir comment un système qui ne se donne plus pour base l’élitisme, donc la sélection, et succombe aux modes pédagogiques les plus farfelues, peut etre capable de produire des génies autrement qu’à l’état résiduel!
Bien à vous.
MCourt
Je me doutais un peu, chère Pascale, que cette présentation des choses allait faire tousser quelques familiers du lieu. Précisons donc une ou deux choses. Tout d’abord “ce fonds culturel rare”. J’entends par là deux choses : le fonds d’un des rares pays au monde à porter haut son héritage culturel et à entretenir sa vitalité; le fait que malgré toutes ses faiblesses, le système éducatif transmette encore quelques notions d’histoire, de littérature ou de philosophie. Peut-être seriez vous étonnée de savoir à quel point les Américains sont épatés par les connaissances panoramiques de nos étudiants.
Ajoutons qu’il est ici question de jeunes gens qui, pour la plupart, ont suivi des études supérieures. Les Français sont notamment réputés dans la conception de jeux vidéos. Ce n’est pas un hasard. Tous les jeux vidéos ne sont pas des “beat them up”, il y a également, et de plus en plus de jeux de civilisation extrêmement sophistiqués (mes garçons se moquent de moi parce que j’en suis resté à “age of empire” un jeu basé sur les civilisations du moyen-âge) , des “serious games” qui requièrent d’excellentes connaissances historiques, géographiques…
Autre chose, frappante. Ce n’est pas l’appât du gain qui motive la plupart de ces jeunes gens, mais bien le fait d’explorer de nouveaux univers, d’inventer. Mon jeune architecte a vécu de longues années de pas grand chose. J’ai rencontré de jeunes créateurs qui squattent un blokhaus http://blockhausdy10.blogspot.fr/2012/03/blockhaus-dy10-un-lieu-alternatif-de.html dans des conditions d’hébergement plus que précaires. C’est par exemple le cas des dessinateurs de la revue de bd numérique Professeur cyclope http://www.professeurcyclope.fr/, qui a certes décroché un partenariat avec arte, qui anime un site payant, mais qui ne roule pas sur l’or, loin s’en faut. Ces créateurs s’exposent, prennent des risques, se trompent, mais ils sont animés par une énergie qui réconcilie avec la jeunesse. Bien sûr ils gagneront leur vie un jour ou l’autre avec leurs créations, c’est tout le mal qu’on peut leur souhaiter. Mais ils vivent déjà dans un monde différent du nôtre et, en attendant que ça suive, ils acceptent de payer de leur personne.
“Et nos petits Français, qui sortent des écoles des beaux-arts, d’archi, de design, des écoles d’ingénieurs, nos geeks que l’on moque volontiers, ont une force singulière, celle de disposer – quoi qu’on en dise – d’un fonds culturel rare, de baigner dans un univers qui n’est pas exclusivement mercantile, ce qui leur permet de concevoir des jeux vidéos, des applications numériques, d’imaginer des outils qui conjuguent allègrement esthétique et inventivité technique. ”
Bon, je vais encore jouer les râleuses de service, mais, peut-être, cela va-t-il équilibrer l’optimisme sans faille de notre polygraphe…
J’ai du mal, beaucoup de mal, avec deux points des lignes ici rapportées, dont je ressens le premier comme une véritable contradiction : concevoir des jeux vidéo, des appli, des outils techniques et n’être pas dans un univers mercantile! il faut, en effet, toute la naïveté d’un jeune esprit (serait-il inventif) pour y croire…. pas moi! le désintéressement dans cet univers, la non recherche des marchés???? Quant à leur “fonds culturel rare”, il faut conjuguer deux choses, à mon sens, pour y croire aussi : 1) un affaiblissement, pour ne pas dire avachissement sévère du contenu du mot “culture”, qui ne peut plus dans ce cas, que désigner l’ensemble des connaissances dans un domaine donné -peu importe lequel! devenu, ipso facto, un domaine spécialisé -peu importe en quoi!. J’ai déjà entendu ce sens-là pour saluer, par exemple l’immense! culture! de celui qui connaît parfaitement la musique techno… (à part cela, il est dans le désert!) ou, en effet, les jeux vidéo. Mais, dans un monde où n’importe qui est un “artiste” et même un “grand artiste” pourvu qu’il soit doté de la capacité de monter sur une scène, je ne m’étonne plus. Et 2) je pense qu’il faut aussi méconnaître le public lycéen, y compris celui que l’on considère (enfin, leurs parents, faut pas pousser) comme les élites, ou les futures élites, pour encenser ainsi leur culture.
Juste, pour anecdote, elle n’a pas vingt-quatre heures, le sens de l’expression “travail de sape” inconnu de plus de la moitié d’une classe de T. L… ce qui ne fait pourtant pas encore une référence culturelle de haut niveau.
Bon, c’était ma minute “je-bougonne-et-j’aime-ça”. Ça va passer jusqu’à la prochaine fois.
Et pour me racheter, suis en train de lire, pas fini, quelque chose de non identifié, entre le voyage littéraire, historique, et, pardon, culturel, élégant, dans l’univers montaignien, la méditation et la réflexion, de Michel Chaillou, récemment disparu, Domestique chez Montaigne. Et c’est superbe.