sur quelques instincts et pentes naturelles de la démocratie

Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, ou disent sans le croire, qu’un des grands avantages du vote universel est d’appeler à la direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique. Le peuple ne saurait gouverner lui-même, dit-on, mais il veut toujours sincèrement le bien de l’Etat, et son instinct ne manque guère de lui désigner ceux qu’un même désir anime et qui sont les plus capables de tenir en main le pouvoir.

Pour moi, je dois le dire, ce que j’ai vu en Amérique, ne m’autorise point à penser qu’il en soit ainsi. A mon arrivée aux Etats-Unis, je fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés, et combien il l’était peu chez les gouvernants. C’est un fait constant que, de nos jours, aux Etats-Unis, les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonction publiques (…). On peut indiquer plusieurs causes à  ce phénomène.  Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’élever les lumières du peuple au dessus d’un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d’enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s’instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps. Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels. Pour que cette limite n’existât point, il faudrait que le peuple n’ait point à s’occuper des soins matériels de la vie, c’est-à-dire qu’il ne fût plus le peuple.

Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tous les hommes soient éclairés, qu’un Etat où tous les citoyens soient riches. Ce sont là deux difficultés corrélatives. J’admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays; je vais même plus loin et je dis que les classes inférieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisons d’intérêt personnel que les classes élevées; mais ce qui leur manque toujours, plus ou moins, c’est l’art de juger des moyens tout en voulant sincèrement la fin. Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme ! Les plus grands génies s’y égarent et la multitude y réussirait ? Le peuple ne trouve jamais le temps et les moyens de se livrer à ce travail. il lui faut toujours juger à la hâte et s’attacher au plus saillant des objets. Delà vient que les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que, le plus souvent, ses véritables amis y échouent…

Alexis de Tocqueville, de la démocratie en Amérique, La vie politique, 13.