9 – La librairie
Retour à Alençon. Frotté s’attache les services de Léonard et le nomme libraire du château. Longue conversation avec Louise dans la bibliothèque du palais. Des nouvelles de Clément et du manuscrit de Pigafetta. Louise propose son aide à Léonard.
Les rues d’Alençon semblent vides, privées de leur agitation familière lorsque les deux cavaliers s’engagent dans la rue Saint-Blaise après avoir franchi la porte de Séez. Les échoppes ont fermé de bonne heure en cette fin d’après-midi d’automne, comme si la ville, frappée de langueur, avait envie de se coucher de bonne heure. « C’est la dépression habituelle au lendemain de chaque départ de la duchesse » commente Guillaume, pas fâché pour autant à la perspective de retrouver son galetas au-dessus des Sept colonnes. « La fête est finie, et Dieu sait quand elle reprendra, maintenant qu’elle est reine de Navarre. Elle ne reviendra plus tous les ans, il va falloir nous y faire. » La duchesse s’attache toutefois à poursuivre l’embellissement de la ville, si l’on en croit l’activité des compagnons qui achèvent les ornements du grand portail de l’église Notre-Dame au passage des garçons. Guillaume en profite pour héler deux jeunes tailleurs de pierre noyés dans la poussière et pour leur donner rendez-vous, la nuit tombée, à la taverne. Léonard n’a pas, lui, la tête, aux réjouissances. Il est impatient de voir dans quel état d’esprit se trouve maître du Bois et se dirige sans détour vers la rue du jeudi et la place du palais.
« Te voilà enfin » lui lance Maitre du Bois dont le grand sourire dément le ton faussement irrité. L’imprimeur ne saurait avoir un mot agréable. « Nous ne sommes pas des femmes que diable ! » a-t-il coutume de lancer pour justifier ses mœurs d’ours, mais tout dans son attitude trahit la joie de revoir son compagnon. Assis sur une fesse sur le seul banc praticable dans un atelier désordonné comme jamais, Léonard ne se fait pas prier pour dérouler les évènements qui l’ont éloigné pendant près de six semaines. Gaspard, qui écoute religieusement ce récit tout en nettoyant la presse n’est pas étonné d’apprendre que son protecteur tient la dragée haute aux inquisiteurs. Il n’en doutait guère et veut croire que le panache du curé de Condé sera récompensé le moment venu. Son tour venu, il est tout content de transmettre à Léonard les compliments du médecin de la duchesse, qui a emporté ravi le premier tirage du Sommaire de toute médecine et va vraisemblablement présenter l’ouvrage à la cour. Léonard se garde, pour l’heure, de confier à Simon du Bois l’idée qui se fait jour dans son esprit : l’impression du Pigafetta sous les presses de l’atelier d’Alençon. Il doit tout d’abord prendre connaissance du manuscrit et se familiariser avec les caractères romains. Pas question en effet de céder au gothique, même si cela tourne au casus belli avec maître du Bois. Sa religion est faite : si l’on veut que les choses avancent, il faut passer au-dessus des anathèmes de la Sorbonne et imposer ses choix typographiques. Belle surprise de ce point de vue, Marguerite a laissé une commande à l’atelier avant de quitter Alençon : l’impression d’un long poème, Le Miroir de l’âme pècheresse, qu’elle souhaite voir imprimé en caractères romains. « Tu vas être content, commente Simon du Bois en souriant, nous allons devoir acquérir une nouvelle fonte. En attendant, tu es convoqué au palais par le chancelier de la duchesse. Frotté veut te voir, il a hâte d’avoir des nouvelles de Lecourt et a des choses à te proposer semble-t-il. Vas-y demain matin à la première heure après une bonne nuit de repos.»
« Merci Léonard, je vais transmettre ces nouvelles à la reine de Navarre, qui avisera. Elle seule est en mesure de sonder les humeurs du roi et de décider si une intervention pour sauver cet écervelé de Lecourt est souhaitable ou non.» Le ton de Frotté est singulièrement chaleureux, en ce matin d’automne, dans la petite bibliothèque du palais où le chancelier reçoit le jeune typographe. Contrairement à la posture habituelle des gens de cour, et si l’on excepte naturellement l’incorrigible Clément, Frotté ne se place pas en surplomb dans son échange avec Léonard. Il l’interroge simplement sur le mode d’une conversation familière et les deux hommes en viennent rapidement à échanger sans prévention sur la situation à Alençon. « J’ai fait libérer Saint-Aignan pour calmer un peu le jeu » explique le petit homme chauve à la voix caverneuse et envoûtante, qui dégage une impression de solidité minérale, d’inébranlable assurance, avant d’ajouter dans un sourire «au prix d’une précieuse confession écrite, qui évoque explicitement les exploits de Silly avec sa femme. Voilà qui me permet de tenir l’évêque en respect. Il semble calme pour l’heure, mais je reste sur mes gardes. Je dois être attentif au pouls du duché, aux variations de l’atmosphère en ville, et pour cela j’ai besoin de quelques hommes de confiance, hors du cercle des officiers royaux. Pour ne rien te cacher je me suis un peu renseigné sur ton compte pendant ton absence, sur la famille Cabaret et la Belle Charpente. Du simple et du rude, mais du solide si j’ai bien compris, hors quelques frasques bien naturelles pour un garçon de ton âge. J’ai une proposition à te faire, qui nous permettrait de nous rencontrer en toute tranquillité. Que dirais-tu de prendre soin, quelque heures par semaine, de la librairie – ou de la bibliothèque je ne sais pas trop ce qu’il faut dire – de la duchesse ? De la classer, la mettre à jour, t’occuper des reliures et pourquoi pas l’enrichir ?»
Léonard tente de conserver son calme mais son sang ne manque pas de le trahir en envahissant son visage jusqu’à la pointe des oreilles aussi vite qu’une vague aventureuse obscurcit le sable sec à marée montante. Frotté a l’élégance de ne pas sourire. Il semble se réjouir sincèrement de pouvoir compter désormais ce jeune imprimeur agile et débrouillard parmi ses collaborateurs, dans cette cité qu’il découvre depuis peu. Léonard, de son côté, sent confusément que quelque chose est en train de basculer dans sa vie. Comme si ce voyage à Rouen lui avait, sans qu’il s’en rende compte, permis de franchir une marche et ouvert les portes d’un monde qu’il supposait lui être interdit. Certes, le jeune homme n’est pas dupe : il se trouve au bon endroit au bon moment, maîtrise une technique précieuse aux puissants en ces temps de grand changement et de grandes incertitudes. Mais il ne s’interdit pas pour autant un accès de vanité en regagnant la Belle Charpente, imaginant tour à tour les réactions de la maisonnée lorsqu’il annoncera qu’il est désormais le libraire en titre du château.
« Ainsi c’est bien vrai, vous êtes le nouveau libraire. » Léonard est saisi. Il a reconnu la voix de Louise, identifiable entre toutes par son velouté et son ton légèrement moqueur. Il attendait, au fond de lui, ce moment avec grande impatience, mais s’est pourtant bien gardé de le provoquer, refusant de pousser son cheval jusqu’à Avoise en dépit des conseils réitérés de Guillaume. Juché sur un escabeau de bois, tourné vers les rayonnages, il se sent idiot et n’ose se retourner. Comme il entend aussi se montrer un peu vexé pour la préférence donnée à Clément en son absence, il a toutes les raisons de prendre son temps. « Je voulais vous remercier pour la superbe lettre que vous m’avez envoyée de Rouen » poursuit la jeune femme, qui s’efforce de dissiper la gêne du garçon, « elle m’a été d’un grand réconfort pendant ma convalescence, comme une fenêtre ouverte sur le grand air après l’épisode mortifère que je venais de vivre. Je l’ai relue tous les jours.» Léonard se retourne doucement et découvre un visage lumineux sur lequel la maladie a juste laissé quelques taches de son du plus bel effet. Pour ne pas laisser place à l’émotion, la jeune fille, simplement vêtue d’une robe ventre de puce et coiffée d’un bêret en peau de taupe, sous lequel elle a ramassé ses cheveux, continue sur sa lancée. « J’ai su votre retour et je vous ai attendu quelques jours à Avoise. Ne vous voyant pas venir, je n’ai pas résisté à l’idée d’accompagner madame Jeanne pour sa sortie hebdomadaire en ville et j’en ai profité pour rendre visite à dame Cécile. Mais je vous le jure, ajoute-t-elle comme pour s’excuser de son intrusion, je ne savais pas que vous étiez au château. Je viens de l’apprendre. Je suis tellement contente de vous voir, vous m’avez manqué savez-vous ? »
Léonard ne sait comment réagir. Il descend de son escabeau, s’approche de la jeune fille et s’asseoit sur le rebord de la table de travail. « Vous ne me dérangez pas Louise. Moi aussi je suis ravi de vous revoir. Je suis surtout content de vous trouver en bonne santé. Vous m’avez fait peur, mais tout semble rentré dans l’ordre. Rien ne pouvait me faire plus plaisir… sauf peut-être le fait d’avoir désormais la main sur cette magnifique librairie, probablement l’une des plus belles de France et de Navarre. » L’endroit, à l’abri des circulations du palais est idéal pour entamer une longue conversation. Louise ne cesse de questionner Léonard sur son voyage et s’attache singulièrement au passage des voyageurs au Hâvre de Grâce. Habile, vive, elle comprend rapidement l’intérêt que porte Léonard à un précieux manuscrit en possession de la reine-mère, qu’il appelle curieusement « Le Pigafetta ». « Savez-vous qu’elle est auprès de son fils, à Fontainebleau, en ce moment ? » lance Louise. C’est Clément qui vient de me l’apprendre. Il est appelé à rejoindre la cour, qui se prépare à une longue expédition depuis Fontainebleau. Le roi veut profiter de la tenue des Etats de Bretagne, à Vannes, pour présenter le dauphin au pays, enfin aux duchés de Normandie et de Bretagne. Le jeune François est en effet duc de Bretagne, par héritage de sa mère, la reine Claude. Sa majesté entend en profiter pour rattacher définitivement le duché à la couronne. C’est ce que j’ai compris entre les lignes de la lettre de Clément, qui tente, semble-t-il, de conserver mon attachement en me faisant quelques confidences. Nous dirons qu’il conserve mon amitié, ajoute-t-elle les yeux baissés, mais j’ai peur qu’il ait définitivement perdu mon affection. « Et vous, si vous savez aussi lire entre les lignes » reprend-elle en relevant ses yeux verts dont l’éclat transperce le jeune homme « vous comprenez que Clément va passer à Fontainebleau, rencontrer la reine-mère, puis venir traîner ses guêtres en Bretagne. Peut-être pourriez-vous lui demander de faire une petite place pour le manuscrit dans ses fontes, non ? »