Les éditions du Seuil publient ces jours-ci une nouvelle traduction de L’origine des espèces. Ou plutôt une traduction de la première version de cet essai génial et bouleversant. C’est une manie des éditeurs que de s’attacher, ces derniers temps, aux premières moutures des grands textes, de préférence aux éditions définitives (c’est la sixième qui fait autorité, revue et corrigée de la main de Darwin). On peut y voir de la coquetterie, une volonté de puiser aux sources de l’inspiration des auteurs. On peut aussi y déceler de juteuses opérations de marketing. Mais peu importe puisque cette publication va replacer sur les tables les libraires l’un des ouvrages les plus fascinants de l’histoire de la pensée.
L’origine des espèces est un témoignage de ce que l’esprit humain peut produire de plus élevé, sur le fond comme dans sa forme. Ce n’est pas seulement, et d’ailleurs pas vraiment, un livre théorique – Darwin reste toujours extrêmement prudent dans ses affirmations – c’est avant tout le récit d’un parcours. Celui d’un voyageur, il passe de longues années sur le continent américain, l’itinéraire d’un naturaliste, d’une curiosité de tous les instants, le carnet de bord d’un bricoleur, qui multiplie les expériences, les élevages les plus improbables dans sa propriété britannique, la démarche d’un scientifique enfin, qui collationne, compare, soupèse les découvertes de ses contemporains*, pour aboutir à une conclusion révolutionnaire pour l’époque et longtemps contestée : les différents formes de la vie sur terre, leur distribution géographique, sont le fruit d’une longue évolution et d’une patiente sélection naturelle.
Ce qu’il y a de magique dans cet ouvrage c’est qu’on entre véritablement dans le cerveau d’un chercheur, d’un aventurier de la pensée, qui nous raconte pas à pas les étapes de ses découvertes, nous fait partager ses doutes, ses erreurs, nous raconte ses expériences les plus saugrenues, comme celle de croiser toutes les sortes de pigeons que Dieu semblait avoir faits pour aboutir au pigeon rustique et banal gris ardoise, prouvant ainsi que tous les pigeons provenaient de la même souche. C’est humble, coloré, sympa, et lumineux. Pourquoi trouve-ton telle plante ici plutôt que là ? Comment les graines ont-elles fait pour traverser les océans, les questions les plus folles sont posées, les réponses apportées.
Il faut dire que la traduction dans laquelle j’ai lu cet essai, qui est devenu l’un des piliers de la bibliothèque, celle d’Edmond Barbier à la fin du XIXème, est l’une des plus réussies. A tel point, précisent les spécialistes entendus ce mercredi sur France-Inter, que plusieurs traducteurs ont abandonné, au cours du XXème siècle, leurs travaux, considérant qu’ils ne pouvaient pas faire mieux. Et c’est sans doute la raison pour laquelle Le Seuil ne s’est pas attaqué à cette édition définitive, préférant proposer la première version du texte.
*auxquels il rend des hommages appuyés, notamment à Alfred R.Wallace
Etonnant. J’étais intuitivement convaincu que la pensée de Nietzche avait été profondément influencée par les travaux de Darwin. Reprenons le Gai savoir 1 (1882) “La haine, la joie au malheur d’autrui, la soif de rapine et de domination et tout ce qui est décrié comme méchant : tout cela appartient à l’étonnante économie de la conservation de l’espèce, à une économie sans doute coûteuse, gaspilleuse et dans l’ensemble prodigieusement insensée ; mais dont on peut prouver qu’elle a sauvé notre espèce jusqu’à ce jour.” Vous nous montrez Pascale que ce n’est pas si simple, que les avancées scientifiques n’ont pas influé directement sur la réflexion philosophique, même si elles l’ont indéniablement nourrie. De fait, et vous me pardonnerez la pauvreté de mes sources, je lis ceci dans Wiki : ” Darwin a vu de son vivant la théorie de l’évolution acceptée par la communauté scientifique et le grand public, alors que sa théorie sur la sélection naturelle a dû attendre les années 1930 pour être généralement considérée comme l’explication essentielle du processus d’évolution.”
Tout cela montre à quel point l’Occident a souffert pour accepter les conséquences des découvertes de Darwin, en d’autres termes la mort de Dieu dans sa forme communément admise (rappelons que Darwin est encore interdit de séjour dans certains manuels scolaires aux Etats-Unis).
Mais tout cela ouvre sur des réflexions philosophiques devant lesquelles je me sens tout petit et fort mal outillé. J’aimerais pourtant bien que l’on ouvre un débat un de ces jours sur la façon dont le christianisme s’est rebellé face au vertige provoqué par la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle (je pense notamment à Teilhard de Chardin) mais nous touchons peut-être ici aux limites de l’exercice sur un support comme celui-ci.
Aujourd’hui salon du livre à Blain. Priez pour moi. bonne journée.
Cette autre présentation, que l’on doit à un Italien en 1999, est, disons, plus nuancée….
“L’analyse de la lente sédimentation des textes de Nietzsche permet d’interpréter dans une nouvelle perspective sa position à propos de Darwin et du darwinisme : celle-ci ne se limite pas, en effet, à l’attaque polémique violente qui s’exprime dans sa première Considération inactuelle contre David Friedrich Strauss (1873) ou de son Crépuscule des idoles. Les sources les plus importantes d’où Nietzsche tire ses informations sur le darwinisme – en particulier l’Histoire du matérialisme de Friedrich Albert Lange, L’origine des sentiments moraux de son ami Paul Rée et La lutte des parties dans l’organisme de Wilhelm Roux – permettent de comprendre plus exactement l’évolution de cette position et son contexte scientifique et philosophique. De plus, Nietzsche a lu l’œuvre de Darwin The Expression of Emotions in Man and Animais, dont il a tiré quelques stimulations importantes pour l’élaboration de sa propre théorie des origines du langage. La conséquence la plus importante de cette confrontation avec le darwinisme réside sans aucun doute dans la conception d’un type humain supérieur et de ses relations problématiques avec les exigences de la communauté et de l’évolution de l’espèce. Lorsqu’on tient compte des strates complexes de la réflexion de Nietzsche, cette conception apparaît comme éminemment expérimentale et ouverte.”
” Nietzsche traitait de « bétail savant » (gelehrtes Hornvieh) ceux qui, se fondant sur sa conception du Surhomme, le soupçonnaient de darwinisme . Mais la vigueur qu’il met à se défendre de ce soupçon, notamment dans un certain nombre d’aphorismes intitulés « Anti-Darwin », montre à quel point le naturaliste anglais a été pour lui une référence, fût elle parfois négative.
Comme en témoignent notamment sa correspondance et ses notes posthumes,
Nietzsche s’est beaucoup intéressé aux débats scientifiques de son temps . A-t-il
lu Darwin dont L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle était paru
en 1859 ? Sans doute en partie seulement, mais on trouve dans sa bibliothèque de nombreux livres se rapportant à Darwin et à l’évolutionnisme . Le premier contact sérieux avec les théories darwiniennes remonte vraisemblablement à la lecture à l’été 1866 du livre de Friedrich Albert Lange, Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, qui a exercé sur notre philosophe, selon ses propres dires, une influence au moins égale à celle de Schopenhauer .”
Ces lignes proviennent du début d’un long article de la Revue germanique internationale de 2009
Gilbert Merlio
Nietzsche, Darwin et le darwinisme
Pour Nietzsche cela semble vraisemblable Pascale. Et cela semble même avoir joué un rôle dans sa représentation du monde. Il faut bien imaginer qu’avant Darwin, à part quelques naturalistes érudits, cette idée de la conservation de l’espèce, explicitement évoquée dans Le gai savoir, n’était pas entrée dans les esprits. Enfin, je vous laisse enquêter.
De mon côté, après avoir quitté Juliette et cette étonnante société de la première moitié du XIXe, souffert avec elle de la goujaterie (ça se dit ?) de Chateaubriand (quel énergumène celui là aussi), je suis plongé dans les Grenouilles de Mo Yan. c’est vivifiant, drôle et décontracté, et cela jette un éclairage singulier sur la société chinoise des années soixante. J’y reviendrai évidemment.
A propos d’histoire contemporaine, les papiers sur la Libération ont été mis en ligne, à tout le moins celui sur la poche de Saint-Nazaire, un épisode étonnant pour ceux qui ne connaissent pas : http://www.lepoint.fr/villes/saint-nazaire-le-dernier-carre-allemand-14-03-2013-1641410_27.php.
Je dois maintenant prendre un peu l’air, le démarrage de ce blog m’a pris un temps fou et dès demain, le boulot reprend dare-dare. Samedi quartier de la création et dimanche salon du livre de Blain (tableau d’affichage), où je dois animer une causerie sur Anne de Bretagne avec Alan Simon, un personnage étonnant, grosse pointure musicale mais aussi auteur… et voisin http://www.lepoint.fr/villes/alan-simon-chantre-d-anne-de-bretagne-02-12-2010-1272882_27.php Pour l’heure, pendant que le ciel est de bonne humeur, nous allons jouer au coiffeur dans un jardin ébouriffé. Bonne journée.
Non, non, je ne suis pas “trop forte”, Isabelle, n’en croyez rien, je suis juste un peu dans mon jardin-là…., c’est au contraire, “trop facile”…
J’aimerais bien, en revanche, creuser la question posée par Philippe, Nietzsche et Schopenhauer lecteurs ou pas lecteurs de Darwin? j’ai saisi quelques pièces à conviction mais ne les ai pas encore transmises aux experts en analyse que seraient des coups de sonde correctement effectués dans l’épaisseur des textes, j’ai, momentanément, remis à plus tard.
Un petit mot de la biographie de Juliette Récamier proposée par Philippe il y a quelques temps, et qui m’occupe à mes heures (rares) libres, pour dire que, je suis à un passage où c’est la figure de Benjamin Constant qui en prend plein la tronche, si je puis dire! Etonnement devant son ralliement à l’Empereur après les Cent-Jours! comme quoi, même les esprits puissants plient devant les Puissants!
Pascale, vous êtes trop forte, c’est difficile de commenter après vous. Malgré tout, je voudrais dire un petit mot sur ce nouvel atelier que je trouve plus chaleureux que le précédent.
Couleurs chaudes, bois, peintures, livres … Il y a des gens qui ont besoin de vide pour se sentir bien. Ici, c’est plein, on prend plaisir à lire les textes qui nous disent toujours quelque chose, à écouter le bavardage mais on n’ose pas forcément se mêler à la conversation. Malgré tout, ce n’est pas désagréable d’être une petite souris …. puisque nous sommes de animaux selon Darwin.
En tout cas, Freud avait mis Darwin en n° 2 sur la liste (de 3) de ceux qui ont infligé à l’homme l’humiliation de la destruction de son illusion narcissique. Le premier, Copernic : grâce à lui, la terre n’est plus le centre du monde, vexation cosmologique ; le deuxième, Darwin : grâce à lui l’homme est un animal (presque) comme les autres, vexation biologique ; le troisième Freud soi-même : l’homme n’est plus souverain de son propre moi, vexation psychologique….
Oui papillon, ce livre a été écrit dans l’urgence. Il travaillait depuis plus de vingt ans sur sa théorie, mais n’avançait pas “je suis le chien le plus misérable, le plus embourbé, le plus stupide de toute la Grande-Bretagne et je suis prêt à pleurer d’ennui sur mon aveuglement et ma présomption” quand son compatriote Wallace lui envoya un mémoire sur “la tendance des variétés à s’écarter indéfiniment du type originel”. C’est ce qui le poussa à rédiger un “résumé” de sa théorie, mais il l’eut l’élégance de l’adresser en même temps que la théorie de Wallace à la Société Linnéenne de 1858. Ce résumé fut publié en 1859 (c’est celui que propose le Seuil aujourd’hui). ” La première édition, tirée à 1250 exemplaires, fut enlevée le premier jour” relève la préface de mon édition. On connaît la suite.
Pascale, il faut que je fasse attention avec mes conseils de lecture mais, de mon point de vue, il faut préférer le texte aux commentaires. Cela étant, ce n’est pas un texte littéraire a priori, c’est une aventure scientifique, qui a évidemment des répercussions philosophiques. Je ne sais pas d’ailleurs si Schopenhauer (c’est peut-être un peu tard pour lui) ou Nietzsche avaient lu Darwin. Même si l’on peut le supposer pour le second à l’ouverture du Gai savoir “J’ai beau considérer les hommes d’un bon ou d’un mauvais oeil, tous et chacun en particulier, je ne les vois jamais appliqués qu’à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l’espèce.”
Sans cette note, je ne serais pas allée rechercher un livre que j’ai dû prendre grand soin à oublier depuis, euh…. trop longtemps : “Darwin et l’épopée de l’évolutionnisme”, Denis Buican chez Perrin. Quelqu’un connaît? Il remonte en haut de la pile! je ne sais pas s’il faut dire Merci Philippe!
Ce livre se voulait au départ le résumé de la théorie de Darwin. C’est souvent quand on bouscule les scientifiques qu’on en obtient le meilleur (pensons à Levi Strauss et à ses Tristes tropiques).