Il est des ouvrages agaçants, dont on ne parvient pourtant pas à se détacher, qui vous tirent par la manche page après page. C’est le cas de « La passion secrète d’une reine », une biographie romancée de Marguerite de Navarre. Pas la reine Margot non, mais Marguerite d’Angoulême, ou d’Alençon c’est selon, la sœur de François Ier, protectrice des arts et des lettres, longtemps considérée comme l’un des auteurs majeurs du XVIe aux côtés de Rabelais et de Montaigne et puis un peu tombée dans l’oubli.
Rabelais justement est l’un des personnages centraux de ce récit. L’auteur, Henriette Chardak, imagine une liaison secrète entre le moine médecin et la reine de Navarre, en s’appuyant sur des allusions codées apparaissant dans leurs œuvres respectives. Le scénario n’est pas très convaincant mais l’ouvrage, fort bien documenté, est un précieuse ressource pour qui s’intéresse un tant soit peu à cette époque charnière qui voit se fendiller le magistère d’une Eglise jusqu’alors toute puissante.
Et puis ce livre invite à une relecture fine de l’Heptameron, le grand recueil de nouvelles de Marguerite, dont il donne de multiples clefs. Suite d’aventures galantes de l’époque, l’Heptameron accepte en effet différents niveaux de lecture. On peut le lire comme une chronique de mœurs, à la manière des Historiettes de Tallemant des Réaux, et c’est déjà un grand plaisir. On peut aussi le lire avec des lunettes d’historien, et c’est dans ce registre un recueil très précieux, au moment de la naissance officielle de la langue française (il semble que Marguerite ait joué un rôle important pour l’adoption de l’ordonnance de Villers-Cotterêts) . Mais on peut également l’envisager comme une réflexion sur la condition féminine, la liberté de comportement et de choix que les femmes commencent à revendiquer.
Le procédé est de ce point de vue assez habile. Une dizaine de femmes et d’hommes sont bloqués dans un refuge en montagne et racontent tour à tour (une femme, un homme) une aventure plus ou moins galante (parfois cruelle) qui leur a frappé l’esprit. Il y en a d’absolument délicieuses. Au terme de chaque histoire, les participants sont invités à commenter le comportement des protagonistes.
Marguerite, qui participe au jeu, sous le pseudonyme de Parlamente, ne se gêne pas pour donner son avis lorsque son tour vient, mais il n’y a pas de hiérarchie des opinions. Le lecteur est entièrement libre d’adhérer à tel ou tel point de vue, sachant que les femmes ne s’en laissent pas compter par les hommes dans ces joutes verbales.
La principale difficulté pour un lecteur contemporain, c’est bien sûr la langue, même si l’orthographe et la ponctuation ont été adaptées à nos modes de lectures dans la plupart des éditions. La mienne (Garnier) est lisible pour qui s’est déjà frotté à la langue du XVIe, mais il existe sans doute des éditions plus récentes en français moderne. La langue ne doit pas être un obstacle au commerce avec cette grande dame, qui nous rappelle avec l’élégance d’une reine que l’incompréhension et les malentendus qui persistent entre les hommes et les femmes ne datent pas d’hier.
Merci, Philippe.
J’ai lu , en son temps, le Maître de Garamond. Que j’avais trouvé un peu touffu (n’est-ce pas contradictoire cette expression?). Disons que je me méfie (euphémisme?) des “biographies romancées”… Surtout si, comme vous semblez le dire, le côté “roman” n’en est pas le meilleur. Certaines biographies sont si bien menées, si bien écrites… ( Cocteau par C. Arnaud quelle émotion!).
Bon, vu l’altitude, qui contrairement au Mont Blanc, ne diminue pas, des livres qui s’empilent, je vais probablement passer mon tour.
Ce que je veux dire, Pascale, c’est qu’autant le roman est dispensable autant le document est intéressant. Tout dépend ce que le lecteur recherche. Disons qu’on est dans un cas de figure proche du “Maître de Garamond” ici chroniqué il y a quelques temps. On apprend des tas de choses mais le livre peut, au bout du compte, laisser dubitatif. Ce n’est donc pas un conseil de lecture à proprement parler, plutôt une balise.
Que voulez-vous dire, Philippe, en qualifiant d’agaçant, mais aussitôt après d’attirant, cette biographie de Marguerite de Navarre? Faut-il, pour le lecteur honnête et un peu connaisseur du XVIème siècle, y compris dans sa langue, si belle, passer son chemin, ou s’arrêter? “Le scénario n’est pas très convaincant mais l’ouvrage, fort bien documenté,” je crois qu’il faut nous en dire un peu plus. Votre prudence signifie-t-elle qu’il faut un peu se pincer le nez pour poursuivre la lecture?
Quand je lis Heptaméron, je pense évidemment à Boccace et son “Décaméron” (1349-1353), avec le procédé des histoires (cent au total) narrées par dix personnes différentes sur dix jours, qui ont fui Florence en raison d’une épidémie de peste. Parfois au début, parfois à la fin des journées, les narrateurs interviennent également à titre personnel et nous révèlent peu à peu qui ils sont, d’où ils viennent, comment ils vivent. En ce sens, et c’est une évidence pour ceux qui s’intéressent à la Renaissance, Boccace est un des grands inspirateurs, et donc avant-garde, de ce que que feront les conteurs du XVIe siècle.
Je ne m’y connais pas trop en Marguerite, mais un peu en Platon.
Les Dialogues ne sont pas des commentaires, et les “protagonistes” (Socrate et un ou deux -rarement plus- interlocuteurs, soit un sophiste pur fruit, soit un proche, soit une personne connue à Athènes) construisent leur échange à partir d’une interrogation, souvent faussement naïve. Selon que l’on a affaire aux Dialogues dits “de jeunesse” ou “socratique” de Platon, c’est-à-dire rédigés au plus près de la mort de son maître, la méthode est maïeutique (les questions ou les affirmations posées à Socrate font l’objet d’une ironie, c’est-à-dire d’une mise à distance, dans le but de susciter de nouvelles questions, de l’agacement, d’où viendra un retournement de l’opinion -doxa- toujours envisagée comme obstacle à la vérité de ce que l’on cherche à établir) ; ou selon que les Dialogues sont “de la maturité” ou “tardifs” la méthode est dialectique. Ce Socrate-là s’est “platonisé” en quelque sorte….. il procède par franchissement d’obstacles et contradictions surmontées. Quoiqu’il en soit, il n’y a jamais aucun “commentateur” dans ces raisonnements “à vif” des “comportements” des uns ou des autres, comme on pourrait le faire par observation analytique. Socrate et ses “amis” (ou “faux-amis” parfois) ne se parlent sous le regard de personne d’autres qu’eux.
Certes, le personnage socratique, celui que Platon donne à lire, certifié plus ou moins exact par d’autres contemporains -Xénophon VS Aristophane- n’est peut-être pas la personne Socrate. Le travail d’écriture de son (meilleur) disciple l’a transformé, c’est sûr. Mais au moins l’exégèse du texte est-elle possible, en raison de ce travail même, qui consistait d’abord à fixer l’enseignement de Socrate, puisqu’il n’écrivait rien, en vue de le transmettre. Dans les faits, c’est quand même plus compliqué.
En tout cas, il ne s’agit ni de transcription en direct, ni de reconstitution fidèle, dont l’enjeu serait de “commenter” ce à quoi on assiste. Les Dialogues platoniciens, mais c’est une abomination de le dire ainsi, en quelques lignes, -cela fait 25 siècles qu’ils font l’objet d’une herméneutique serrée et acérée, la recension est quasi impossible- si divers soient-ils, ont ceci de commun qu’ils mènent le lecteur de bonne foi, à entrer dans une entreprise de séparation radicale d’avec une partie de lui-même, celle que l’on voue aux croyances, aux illusions, aux faux-savoirs, ceux-là même, Philippe, qu’E.Klein pointe dans les citations que vous avez reprises, il y a peu. Ne pas dire qu’il y a “modernité” ou je ne sais quoi de semblable, dans ces textes, anachronisme épouvantable ; ils sont juste au-delà des variations et relativités des temps et des époques, si éphémères au regard de l’ontologie comme tension de l’âme (esprit/psuché) vers l’immuable.
Effectivement, il y avait un et de trop. Et pendant que j’y étais, j’ai viré la référence aux dialogues de Platon. Vous êtes autorisée, Pascale, à nous expliquer pourquoi la comparaison ne tient pas.
Deux remarques, mais, promis, juré, je ne développerai pas la première :” les participants sont invités à commenter le comportement des protagonistes, un peu à la manière de dialogues de Platon.” sauf que…. euh… pas du tout!
La seconde, il y a comme une petite chose qui cloche dans la dernière phrase (peut-être le “et” en trop?)