Si tout va bien, ce soir je dormirai en prison. Enfin, si les carabiniers sont de bonne composition, parce qu’il va être difficile à tout le monde de garder son sérieux lorsque nous serons aux portes de la base. Pour l’heure les pneus de la Fiat Panda chassent les cailloux sur la piste qui mène au chantier. Robert conduit sans ménagement la petite voiture louée ce matin dans un garage de Comiso, pendant que Marcello, en équilibre sur la banquette arrière relève d’une main experte le col de mon imperméable. Je dois ressembler à un parfait espion quand nous descendrons de voiture. Lunettes noires, chapeau mou, imper mastic : Marcello s’est chargé lui-même de composer mon déguisement et ne semble pas mécontent si j’en crois son air satisfait dans le rétroviseur.
Marcello a été missionné depuis Rome pour me chaperonner dès la descente d’avion à Palerme et assurer la logistique de la provocation que nous en sommes en passe de mettre en scène devant l’aéroport militaire de Comiso. Le chemin n’est pas trop long et nous tombons assez vite sur le premier barrage de carabiniers, à une centaine de mètres du haut grillage qui protège l’aéroport, où doivent être prochainement installés des missiles nucléaires américains. Le scénario n’est pas très compliqué : je dois m’approcher au plus près de l’enceinte, dans laquelle vrombissent au loin des engins de travaux publics, et réaliser à main levée un croquis des installations. Robert, notre chauffeur, correspondant de la BBC, filmera l’opération jusqu’à mon espérée arrestation.
C’est Francesco qui a eu cette idée loufoque la semaine dernière, au lendemain de l’arrestation d’un pacifiste français, lequel avait pris l’initiative de crayonner la base pour tuer le temps en marge du « Campo per la pace », le rassemblement de pacifistes installé depuis quelques semaines aux alentours de la base. Il croupit depuis lors dans les geôles de Palerme, accusé d’espionnage, victime d’une tentative d’intimidation des autorités. Une manoeuvre face à laquelle il fallait impérativement allumer un contre-feu rapide. Comme Français de service, un rien désoeuvré à Rome, j’étais le cobaye idéal pour mener à bien cette provocation. Le résultat est quasi-garanti. Si je suis embastillé à mon tour pour espionnage, les images de la BBC mettront en lumière l’imbécillité de cette incarcération, si je ne le suis pas nous demanderons immédiatement l’élargissement du pacifiste.
Confessons-le, je n’en mène pas large en me dirigeant vers les voitures des carabiniers, qui patientent, sous l’œil inquisiteur de la caméra de Robert, resté en retrait. « Sono una spia, arrestatemi » titreront demain les journaux, même si, dans les faits, je m’adresse en français au chef de la patrouille, lui expliquant que je suis un espion, ainsi qu’il peut le constater, venu dessiner la base américaine comme mon compatriote l’autre jour. Le gendarme, perplexe et amusé, me demande de patienter pendant que je commence à noircir mon carnet, et en réfère à ses supérieurs par radio. La réponse ne se fait guère attendre : l’officier m’invite à aller me faire pendre ailleurs, en précisant que nous sommes à la lisière d’un terrain militaire et que nous ne pourrons pas aller plus loin.
L’attitude des carabiniers n’est qu’une demie-surprise, mais nous emportons, malgré cet échec apparent, une première victoire : Robert a pu filmer la scène. Un espion peut donc dessiner la base sans que les autorités ne s’en émeuvent. Après avoir salué les pandores, je regagne paisiblement la Panda, et nous décidons de rebrousser chemin pour en référer à Rome, où Francesco attend, devant son téléphone au siège du Partito, les premières nouvelles. Cette provocation est en effet ouvertement montée par un petit parti politique iconoclaste, le Partito Radicale, qui se définit comme « libéral et libertaire » dans les filets duquel je suis tombé il y a deux ans, conquis par la liberté d’expression de ce mouvement attachant, drôle et provocateur. Le Partito est un joyeux mélange d’antimilitaristes, d’écologistes et de doux rêveurs qui a pour projet de changer le monde. Ce qui tombe fort bien puisque c’est également le mien, même si les trois mois que je viens de passer à Rome, entre les cours d’italien à l’institut Dante Alighieri et les tristes après-midi dans les bureaux décrépits du siège du parti, ont quelque peu douché mon enthousiasme.
Mais aujourd’hui, pour une fois que le réel s’invite à la fête – et quel réel : une base de 108 missiles longue portée équipés de têtes nucléaires – je ne boude pas mon plaisir. Francesco, qui coordonne les opérations depuis Rome et prépare une intervention des députés radicaux à la Chambre, écoute patiemment le récit de la matinée et, après un moment de réflexion, me demande de poursuivre la provocation au commissariat de Comiso. Francesco, grand bourgeois romain encanaillé dans ce parti infréquentable, parle un français parfait et me donne des consignes précises. « Quoi qu’il arrive tu restes dans les locaux du commissariat. Tu maintiens que tu es un espion et que tu as dessiné la base. L’idéal serait qu’ils te mettent dehors manu militari. N’oubliez pas de poster un photographe devant le bâtiment.» Francesco ne croit pas si bien dire. C’est en effet jeté à la rue par trois policiers excédés que je quitte le commissariat à la tombée de la nuit, au terme d’une longue attente dans une pièce aveugle alors que le pauvre commissaire se débat au téléphone avec le procureur pour trancher le sort de ce sciagurato francese qui refuse de bouger .
Deux poids, deux mesures, principes à géométrie variable, justice incohérente… Le lendemain à la Chambre, les députés radicaux ne manquent pas de railler les inconséquences de la police et de la justice italiennes, pendant que je regagne Palerme dans un bus brinquebalant, toujours flanqué de mon inséparable Marcello. La provocation est réussie et, de fait, quelques jours plus tard, le pacifiste français est discrètement libéré avant d’être expulsé. J’aime cette façon de concevoir la politique, de jouer sur les mots et sur les faits pour mettre à jour les contradictions du pouvoir lorsqu’il outrepasse ses prérogatives. La politique, est faite, pour une bonne part, de spectacle. Et les Italiens sont des artistes dans ce registre.
Cette action ne changera certes pas la face du monde et la mise en place des missiles n’en sera vraisemblablement pas retardée, mais cela participera peut-être au réveil de quelques consciences devant la furieuse course aux armements nucléaires – la tête d’un seul missile Cruise de Comiso affiche une puissance supérieure à la bombe d’Hiroshima – à laquelle se livrent, en ce mois de février 1983, Soviétiques et Américains, prenant l’Europe pour terrain de jeu. On a quelque peine, depuis la fin de la guerre froide, à se représenter la surenchère à laquelle les grandes puissances se livraient à cette période. L’idée que la terre n’était qu’un gros pétard sur lequel nous étions assis était pourtant communément répandue, nous mettant à la merci d’un réchauffement climatique instantané, beaucoup plus brutal que celui redouté trente ans plus tard.
Ce texte est extrait d’un ouvrage à paraître. L’épisode se situe en pleine guerre froide, pendant la crise des euromissiles de 1983. Il m’a semblé opportun de le publier pour éclairer des deux billets précédents et remettre les choses en perspective. Qu’il me soir permis à l’occasion de saluer l’action méconnue et pourtant capitale d’une bande d’étudiants nantais de l’époque qui furent parmi les premiers occidentaux à mener des actions pacifiques de l’autre côté du mur, et de participer à leur manière à son effondrement. Sans violence.
Illustrations DR