La fiction est, on le sait, beaucoup moins inventive que la réalité. Et il ne fait guère de doute que le mystère du Boeing disparu servira de trame, le moment venu, à quelque roman à succès ou à quelque production hollywoodienne.
Mais si la réalité offre souvent une généreuse matière première à la fiction, la littérature et le cinéma ont une force que n’aura jamais l’enquête la plus fouillée, le procès le plus rigoureux : celle d’entrer dans la peau de personnages plongés dans des situations invraisemblables, et de proposer une lecture de leurs comportements lorsqu’ils sont confrontés à des conditions extrêmes.
C’est le cas de Lord Jim de Joseph Conrad, roman inspiré d’un fait divers d’une envergure comparable à celui du Boeing disparu : l’abandon par son équipage, en plein océan, d’un vapeur rempli de huit cents pèlerins chinois à l’approche d’un ouragan. Lord Jim, commandant en second du navire, se retrouve sans l’avoir vraiment voulu dans la chaloupe des officiers qui abandonnent les passagers à une mort certaine. Mi-victime, mi-complice, il n’en assume pas moins au cours de son procès, la responsabilité de ses actes, alors que ses pleutres acolytes se défilent ou sombrent dans la folie.
Jim va ensuite tenter d’expier cet acte impardonnable en subissant l’exil sur les côtes malaises, à l’abri du monde, au service entier d’une population oubliée. Mais la rémission d’un pêché originel de cette nature est-elle possible ? La mort n’est-elle pas préférable ? Tout l’art de Conrad tient dans la lecture de cette bataille intérieure qui se livre chez Lord Jim. Mais cette lecture n’est pas psychologisante, n’est pas empathique, elle est froide, plutôt proposée de l’extérieur, dans la tradition anglo-saxone.
C’est un roman complexe, un savant tissage, dont les motifs n’apparaissent que très progressivement, au fil d’un récit, il faut en convenir, assez tortueux. Cela n’en reste pas moins un chef d’œuvre de la littérature, qui résonne étrangement avec l’actualité, à l’heure où l’on fouille l’histoire des pilotes et des passagers d’un avion disparu pour tenter de comprendre l’incompréhensible.
Merci Laurent pour ce commentaire. Je suis parfois démuni pour partager mon enthousiasme à l’égard de de Conrad, qui rebute nombre de lecteurs. Vous le faites à merveille. Lu Nostromo, évidemment, deux fois d’ailleurs, tout comme La Folie Almayer ou Lord Jim. Ces romans acceptent, quand ils n’appellent pas, plusieurs lectures.
Lu aussi votre dernier billet sur les Saisons de Giacomi, de Mario Rigoni Stern http://brumes.wordpress.com/. Vous m’épatez, et je suis peu jaloux de ne pas produire des notes de lectures aussi charpentées. Nous dirons que l’exercice est différent ici, plus volatil, et se nourrit un peu plus de l’air du temps.
Merci pour votre article cher Philippe !
Il faut revenir, en effet à Conrad, à ces grands textes d’une puissance phénoménale. Je suis toujours sidéré par la force d’un auteur qui écrivit successivement, en dix ans, Au coeur des ténèbres, Lord Jim, Nostromo (si vous n’avez jamais lu celui-ci, allez-y, une polyphonie politique et tragique digne des plus grands romans sud-américains ; je le préfère à Lord Jim), L’Agent secret et Sous les yeux de l’occident… Romans incompris à leur parution, romans dont l’échec relatif détourna leur auteur de la création de la créations d’autres oeuvres ambitieuses pour le ramener aux romans de mer et d’aventure (la littérature n’y a-t-elle pas perdu ?)
Lord Jim, c’est la confrontation d’un homme avec ce qu’il croyait de lui-même, c’est l’épreuve du feu qui tourne mal, la conquête ratée du courage et une fuite, toujours plus loin, pour reconquérir un honneur dont, à part lui, tout le monde se fiche. S’accepter, accepter ses fautes, ne pas fuir, ne pas déchoir, plutôt que de se perdre à force de vouloir s’élever à la hauteur de l’image qu’on a de soi… Lord Jim est un personnage universel.
Je vous parais sûrement emphatique, mais je serai toujours reconnaissant à Conrad de m’avoir ramené à la littérature que j’avais bêtement laissé tomber à 16/17 ans. À 21 ans, alors que je ne lisais plus guère de littérature, je suis tombé sur Lord Jim, qui traînait dans ma bibliothèque et que je n’avais jamais daigné ouvrir. Je l’ai dévoré en deux jours. C’était une épiphanie : d’un coup j’avais compris que la littérature pouvait ouvrir sur un ailleurs mental insondable loin des dissections scolaires qu’à l’époque, en bon jeune homme buté, je trouvais desséchantes et capillotractées (il est possible que d’autres auteurs m’eussent alors fait le même effet, mais c’est ce roman de Conrad qui me ramena aux lettres, alors oui, lisons-le, relisons-le).
Ses romans russes trouveraient bien quelque résonance avec l’affaire de Crimée d’ailleurs non ?