La langue est une arme de guerre*

Mexico-facts-Montezuma-II1« L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne » par Bernal Diaz del Castillo est sans doute l’un des témoignages historiques les plus précieux et les plus fous qu’il nous soit donné de consulter**. Ce récit de la conquête de Mexico, l’une des plus grandes villes du monde en 1520, par quatre-cents espagnols hallucinés, ce choc frontal entre deux civilisations inconnues l’une à l’autre, par l’un de ses acteurs, est à la fois un document poignant et une mine d’informations sur une civilisation disparue.

Nous ne reviendrons pas ici sur la thèse publiée par un chercheur français l’an dernier, *** assurant que ce récit a été écrit par Hernan Cortès lui-même, ce n’est pas l’objet de cette chronique. Non, c’est une dimension peu explorée qui nous intéresse ici. Dans l’édition que j’ai pu récupérer (Club des libraires de France, 1959), décevante au demeurant en ce qu’elle ne donne pas le texte dans son intégralité, il est un aspect de ce choc des cultures relevé par le traducteur, Dominique Aubier, dans sa préface, qui donne à penser :

« Deux langues sont en présence et vont se faire une guerre insoupçonnée. Elles ne possèdent ni la même distribution harmonique, et donc pas la même vitesse, pas la même perméabilité aux choses étrangères, ni la même adhérence au réel. Le castillan est bref, bisyllabique, direct. Il ne s’embarrasse pas du discours. Il a le don de percer la vérité. Il colle au réel. Il procède par vitesse et coup de sonde. Il possède l’éclair et la foudre, pratique l’illumination. La décision et l’action lui conviennent. Elle y entraîne. Ses démarches grammaticales et logiques décrivent une sorte de réalisme naturiste, d’une extrême efficacité sur des hommes simples.

mexique

La nahualt (langue des Aztèques) occupe l’attention par un vocabulaire luxueusement riche en syllabes, où la longueur du mot semble décrire le système mental de coagulation d’images qui se contaminent entre elles. Les mots lancent en effet de longs circuits de sens passionnels qui se réfèrent à des symboles religieux eux-mêmes en métamorphose (…) L’appartenance du vocabulaire à la vision légendaire et sacrée n’autorise pas la liberté, ni le regard direct et concret sur les choses. Le monde, pour un Mexicain, est d’abord une apparence légendaire. Sacrée elle aussi, la langue n’a aucun pouvoir dialectique.

Ainsi deux idiomes s’affrontent, mais ne se répondent pas. Quand les Espagnols demandent en désignant un village sur la côte ; « Quel est ce village ? » et que les Indiens inquiets, désireux de comprendre, disent à haute voix « Qu’est-ce qu’ils demandent ? », les Espagnols acceptent le son indien de “qu’est-ce qu’ils demandent” pour le nom du village. Les Espagnols ne cherchent pas à comprendre mais à nommer. (…) Le heurt entre ces deux structures mentales se fait dans les plaines et les montagnes de l’actuel Mexique comme à l’état pur. Et c’est presque une expérience de laboratoire qui se réalise en terrain neuf, en cours de découverte. »

J’ai un peu taillé dans le texte, mais le sens est là. Deux structures mentales, deux représentations du monde, deux attitudes face à l’inconnu, deux langues. Impossible de faire la part entre l’univers mental et la langue, puisque la langue est l’expression de cette structure mentale. Mais cela donne quand même à penser. Nous sommes autant les maîtres que les esclaves de notre propre langue.

*Mis à jour le 19 février, **L’édition courante est intitulée “La conquête du Mexique”, Babel, Actes Sud, *** thèse remarquable, voir les commentaires.

Illustrations : Montezuma, l’empereur Aztèque, itinéraire de Cortès. 

16 réflexions sur « La langue est une arme de guerre* »

  1. dbr

    L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne (la Conquête du Mexique) a fait l’objet d’une adaptation radiophonique remarquable pour France-Culture, par Jacques Taroni, avec, dans le rôle principal du narrateur Bernal Diaz, l’écrivain chilien Armando Uribe (grand prix de la littérature du Chili). Une série de 15 épisodes de 20 mn, disponible à l’INA.

  2. Laurent

    Vous êtes une véritable mine d’information !
    Un autre serpent de mer, c’est le projet Potocki, dont les premières mentions datent du début des années 70. Corti a fini par l’éditer en 1989 en se disant qu’ils doublaient la Pléiade sur la ligne… Vingt-cinq ans plus tard, une double édition des manuscrits par GF plus tard, Potocki n’y est toujours pas ! En cherchant un peu, sur google, bien orienté par votre liste, j’ai trouvé quelques informations, souvent liées aux CV des universitaires supervisant ces éditions Pléiade. Les seuls pour lesquels rien ne filtre (en tout cas je n’ai rien vu) sont Mann, Barrès et Artaud (projet abandonné ? repris ?)

  3. Manu

    Il est vrai qu’il faut se méfier des serpents de mer avec la pleiade, le plus gros étant Saint Augustin, dont on discutait le projet déjà dans les années 30… Mais ce serpent à fini par sortir de l’eau, dans les années 90 ! les projets Freud ou Bergson avaient été evoques, sans suite jusqu’a présent ( de même que le bien oublie Pierre Loti, encore récemment) . La nouvelle édition des œuvres romanesques de Bernanos en deux volumes fait son chemin depuis pas mal d’années… il est vrai que les seules informations pertinentes concernent les projets dont le manuscrit a été remis, ce qui est le cas d’Aristote et de Virgil, qui devront paraître au second semestre cette année, ou bien au tout début 2015 ( date de la parution de Michel Foucault)

  4. Philippe Auteur de l’article

    Vous posez les questions de façon trop abrupte Laurent. Quand on dispose, ainsi, d’informations qui frisent la confidentialité, on ne se précipite pas pour dévoiler ses sources. Le mieux est de procéder par recoupements, ce que vous faites habilement. Sachant, comme vous le disiez dans un com précédent, que certains projets sont abandonnés en route.
    L’information la plus précieuse à mes yeux est celle sur les ventes. Je n’avais pas d’ordre d’idée. 300 000 ce n’est tout de même pas mal, même si ça ne fait guère qu’une moyenne de 500 ex par titre.

  5. Laurent

    Où avez-vous trouvé cette liste (très intéressante) ? Certains projets me semblaient être des serpents de mer dont on parlait il y a 25 ans (Eckart, les textes indiens ou Saikaku). Pour Thomas Mann, la Pléiade dit l’inverse sur son site (pareil pour Artaud, mais une citation de lui traîne dans l’agenda 2014, signe avant-coureur d’une publication je crois). cf : http://www.la-pleiade.fr/La-vie-de-la-Pleiade/Les-questions-des-lecteurs
    Il me semblait que Beauvoir était en discussion. Perec est certain (le directeur de la collection me l’a confirmé), Assouline a effectivement évoqué Vargas il y a un ou deux ans. Pour Kierkegaard et l’anthologie américaine, ça traîne presque autant que pour Aristote et Virgile. Potocki est une bonne idée, mais c’est à s’arracher les cheveux pour établir les textes. Soseki serait une bonne idée…
    Je crois que le projet qui m’étonne le plus est Barrès (que Bouquins réédite cet hiver).

  6. Manu

    Pour faire un peu plus court, il faut être lucide sur les ventes de la Pléiade (en recul surtout depuis 1995)
    En 1980 : 450.000 pléiades vendus par an (avec 300 titres au catalogue)
    En 2013 : 300.000 vendus (avec 600 titres catalogue).

    Le prolongement de ces tendances donne quelques sueurs froides au responsable de cette collection, collection qui reste néanmoins bénéficiaire ( grâce a l’inflation de certain prix….)

    L’Entrée de D’Ormesson dans la collection n’est pas étrangère a ces considérations…

    On se consolera en prenant en compte les projets qui sont en préparation :

    Aristote
    Textes philosophiques indiens fondamentaux
    Virgile
    Xénophon
    Écrits Juifs (textes des Kabbalistes de Castille)
    Chaucer
    Textes théâtraux du moyen âge
    Mystiques médiévaux
    Maître Eckhart
    Saikaku
    Joanot Martorell
    Nathaniel Hawthorne
    Kierkegaard
    Soseki
    Jean Potocki
    Anthologie de la poésie américaine
    Anthologie de la poésie chinoise
    Carpentier
    Barrès
    Simone de Beauvoir
    Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et Léopold Sedar Senghor
    Vargas Llosa
    Philip Roth
    Michel Foucault
    Perec
    Artaud
    Thomas Mann
    Roger Nimier

    …………..

  7. clef à molette

    Comment indiquer au lecteur qu’un billet a été modifié depuis sa publication (hors coquilles et corrections). Ici, l’appréciation sur la thèse citée a été adoucie, après lecture. Les journaux papier numérotaient leurs éditions, ce que je tenté de faire dans un premier temps. Mais c’est un peu lourd pour une simple modification. Les sites webs indiquent la date et l’heure de la dernière “mise à jour”. La direction technique choisit, pour l’heure, cette seconde solution. L’idée est de rester rigoureux sans plomber le confort de lecture. Bonne journée.

  8. Laurent

    Je suis content de voir que vous avez apprécié le travail de Christian Duverger. Je l’ai fait découvrir à un ami à moi, spécialisé dans l’histoire du Pérou colonial (dont parle superbement, aussi, le texte de Mme Dautheville sur Potosi) et il avait été, lui aussi, emballé.
    Dans tous les cas, relire “l’Histoire véridique” en ayant conscience qu’il s’agit peut-être du témoignage de Cortès nous rapproche des jeux subtils de Pierre Bayard dans “Et si les œuvres changeaient d’auteur ?”. Sauf qu’au lieu d’en faire le motif d’un délicieux jeu d’esprit, il s’agit là d’une occasion presque unique de relire le même texte d’un œil entièrement différent (et l’ombre de Pierre Ménard surgit au loin…) pour approcher au mieux la personnalité fascinante d’Hernan Cortès.

  9. Philippe Auteur de l’article

    Effectivement, l’enquête de Christian Duverger est remarquable et la démonstration convaincante. On peut toutefois distinguer deux affirmations : le fait que Bernal Diaz ne soit pas l’auteur de cette “histoire véridique”, et de ce côté la charge est sans appel; le fait que ce soit Cortès lui-même qui l’ait écrite, ce peut être encore discutable. Mais nul doute que “Cortès et son double” est une étape fondamentale dans l’histoire de ce texte. Le plus étonnant est qu’au terme de cette enquête, le récit gagne en crédibilité.
    Mais ce que je retiens surtout de ce travail, c’est l’éclairage sur la personnalité de Cortès, qui s’éloigne un peu plus du conquérant sans scrupules tel qu’il est encore inscrit dans la mémoire collective. Fin politique, lettré, érudit et surtout amoureux du Mexique et fervent défenseur du métissage.
    Cela n’enlève rien à la préface ici évoquée et à cette question des langues. Et il est, quoi qu’il en soit, nécessaire de lire “l’histoire véridique” pour comprendre “Cortès et son double”. Le fait que ce soit Cortès lui même qui l’ait écrite, ce qui est vraisemblable, n’en donne, a posteriori, que plus de saveur à ce texte magnifique.

  10. Cortès et son double

    Un extrait (qui n’a rien à voir avec le sujet mais notable : “A partir de 1521, tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, Cortès devient le maître de la nouvelle Espagne, Jove se lance dans un projet pharaonique qui sera l’âme de sa vie : réunir les portraits des hommes illustres, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. C’est à cette idéale galerie de portraits qu’il donne le nom de Musée, en hommage aux Muses inspiratrices des sciences et des arts. Ce qui aurait pu n’être qu’une collection de tableaux va changer de nature lorsque Jove décide de la présenter au public de façon permanente, dans un lieu qui lui serait exclusivement dédiée. Il fait donc construire à Borgovicio en 1538, au bord du lac de Côme, sur le site l’ancienne villa de Pline le Jeune, un édifice de grande élégance conçu pour abriter son “Musée” : inventant le mot et la chose, il crée le modèle de tout ce que seront après lui tous les musées du monde.”

  11. PMB

    Est-il d’autres exemple dans l’histoire humaine de la destruction d’une civilisation raffinée (non, de plusieurs, si on considère toute l’Amérique du Sud) par une bande de soudards cupides et de missionnaires fanatiques ?

    Quand je lis des articles sur ça, je ne peux m’empêcher de relire ce beau texte, d’une écriture aussi poétique que structurée :

    POTOSI

    Potosi, un monstre qui a saigné les Andes pendant trois siècles. Une gueule béante qui avalait des hommes et vomissait des cadavres. Une machine à broyer les corps et les âmes. Tant, et si vite qu’il fallut bientôt envoyer la troupe chercher des esclaves de plus en plus loin. Jusqu’au-delà de Cuzco. En trois siècles, Potosi recracha trois millions de cadavres. Ils arrivaient, hébétés, épuisés. On les avait arrachés à leur terre, à leurs champs, à leurs villages. A coup de fouets, encadrés par des soldats en armes, on leur avait fait passer des journées entières à marcher et marcher encore, les femmes et les enfants suivaient comme ils le pouvaient. Au bout de la longue route, il y avait cette ville de maisons splendides, d’églises où l’or n’était que massif. Les seigneurs des mines donnaient des fêtes plus somptueuses que celles des rois d’Europe. Mais les Indiens, eux, on les jetait dans des baraques sordides et glacées, les hommes descendaient sous terre. Il régnait là une chaleur suffocante. Au pic, ils arrachaient du rocher la pierre mélangée d’argent qu’ils ramenaient sur leur dos afin qu’on l’emmène. Leurs mains saignaient, et leur cœur aussi. Ils étaient fils du soleil, fils de la terre, on les transformait en vers. Ironie, leurs tortionnaires leur octroyaient quelques pièces de monnaie pour leurs services. Pièces qu’ils échangeaient contre des feuilles de coca. La coca que l’on mâche afin de retrouver des forces quand on est trop épuisé pour porter sa pioche. La coca qui donne à celui qui va mourir l’illusion qu’il vivra encore. La coca qui enrichit les curés parce qu’ils touchent un pourcentage sur les paniers que les Blancs enfournent dans la mine. Avec la coca, mon cher Père, les Indiens meurent peut-être un peu plus vite, mais ils travaillent tellement mieux. Amen. Quand leur homme s’est éteint de désespoir, écrasé par la pierre qui s’effondre, brisé par la chute du haut d’une échelle, lacéré par les fouets, les poumons silicosés ou tout simplement de misère, les femmes rassemblent leurs enfants, à pied, elles reprennent le chemin de leur village. A Potosi, les élégantes en robe de Paris dansent sur leurs parquets précieux. Pour leur adresser la parole, les domestiques indiens se mettent à genoux.
    (…)
    A Potosi, nul ne peut aller pieds nus, nul ne peut vivre sans maison, il y fait si froid que le vagabond y meurt, crucifié par le gel sous le ciel le plus pur, le plus étoilé du monde. Et pourtant, je ne sens pas le froid en arpentant le Boulevard au milieu de ces gens qui me bousculent. Je perçois une ambiance unique, une sorte de tension dans les âmes comme un chant qui monte : on est ceux de Potosi ! On a résisté aux Espagnols ! Ils nous ont torturés, déportés, massacrés, mais on est ceux de Potosi. Nous mourons aujourd’hui de silicose, les poumons rongés par la poussière des mines. Nos femmes arrivent à peine à alimenter leurs enfants, on est ceux de Potosi. Les galeries des mines s’effondrent, on nous paie une misère, on expulse nos veuves des logements que la mine nous fournit, mais on est ceux de Potosi. On mâche la coca comme nos aïeux, on boit de l’alcool qui nous ronge, pour tenir, pour oublier. Mais on est ceux de Potosi. Les soldats nous tirent dessus quand on fait la grève, ils torturent nos meneurs, ils ont dressé les paysans contre nous ; quand nous nous battons, nous sommes seuls, tant pis, on est ceux de Potosi.

    Anne-France DAUTHEVILLE

  12. Laurent

    Vous nous direz ce que vous aurez pensé de la thèse de Duverger.

    Concernant d’Ormesson… Avant tout, je sais que la publication dans la Pléiade est un sujet en apparence anodin, car les œuvres peuvent être lues dans bien des formats. Néanmoins, cette collection reste un des derniers lieux éditoriaux de production du “Canon” et, pour cela, son programme me paraît intéressant à analyser, plus que Quarto ou Bouquins de R.Laffont.
    Hugues Pradier, le directeur de la Pléiade expliquait récemment que sa collection ne prétendait pas à “l’infaillibilité pontificale”. On veut bien le croire en examinant quelques unes des publications récentes. J’ai eu la même réaction que vous à l’annonce de la possible pléiadisation de d’Ormesson. Je dis possible car je reste “optimiste”. Lui se précipite pour l’annoncer à la presse, mais la collection a déjà connu bien des projets abandonnés en cours de route ; Gallimard n’a pas encore sélectionné les œuvres à “pléiadiser”, le volume n’est pas encore sorti ; il me semble encore très anticipé de parler de “pléiadisation”. Quoi qu’il en soit, le projet est dans les tiroirs.

    Avouons aussi que l’annonce de la confection d’un Pléiade consacré à d’Ormesson surprend alors que Virgile et Aristote (certes le texte est difficile à établir) n’en sont toujours pas, et qu’il y a des trous énormes dans la littérature étrangère (en vrac : Hardy, DH Lawrence, Mishima, Powys, Mann, Musil, Broch, Soljénitsyne, Orwell, Chesterton, Hawthorne, Twain, Leopardi, Schiller, etc.) et quelques lacunes en littérature française (en vrac aussi : Beckett, Huysmans, Artaud, Fargue, Roussel, Gadenne, Barrès, etc.)

    Néanmoins, si cette annonce me laisse extraordinairement sceptique, je reste réaliste ; la Pléiade doit survivre dans un contexte difficile d’érosion générale des tirages. Le “Canon des classiques” ne suffit plus à faire tenir la maison. Ils publient bien plus d’auteurs récents que de grands classiques, parmi lesquels on compte bien des victimes, comme Malherbe, Boileau, Chénier ou Constant, épuisés et qui, a priori, ne seront pas réédités à l’avenir. Les choix de l’éditeur sont influencés par des critères marchands (tout à fait estimables). Après tout, leur meilleure vente historique est Saint-Exupéry, dont on ne peut pas dire que ce soit de la littérature pour happy few.

    Cette possible pléiadisation de d’Ormesson est selon moi l’indice de trois tendances : 1/ le vieillissement du public de la collection (lié au format, au coût et à toute une série de paramètres socio-économiques), 2/ la réduction de cette classe aisée et littéraire, qui, sans appartenir à la catégorie des intellectuels organiques, goûtait les grands classiques, savait se repérer dans la littérature et constituait un public suffisant pour faire tenir une publication de 20, 30 ou 50 000 volumes des œuvres d’un écrivain, pendant deux ou trois décennies 3/ la recherche par la Pléiade, à tout prix, du “coup” éditorial (comme pour la publication, discutée, de Drieu). ça me donne une forte impression que la collection phare de Gallimard commence à être aux abois.

    Prenons Stefan Zweig, pléiadisé l’an dernier. C’est très bien Zweig, un peu passé peut-être, un peu fané, mais enfin ça se lit bien, même quand on n’aime pas trop la grande littérature. L’édition Pléiade dans l’absolu n’était pas illégitime. Sauf que, dans le domaine allemand (et même strictement autrichien), elle s’est faite alors que Musil, Roth, Broch ou Bernhard n’y sont pas. On revient à ma triple théorie : un lectorat vieillissant, pour qui il faut “viser large” en choisissant un auteur qui s’écoule encore bien avec un volume qui fera une sorte de coup éditorial. Le problème là-dedans, c’est que tout le monde considère que la Pléiade, qui a bâti sa réputation sur ça, contribue surtout à la définition de la valeur des œuvres qu’elle publie. Et avouons que, parmi les écrivains français vivants, ce n’est pas à d’Ormesson que la plupart d’entre nous auraient spontanément pensé…

    D’Ormesson est un très bon vendeur, sur le papier, c’est un “bon” pari financier. Cela dit, le Pléiade est loin d’être prêt, l’homme est âgé, l’édition pourrait bien sortir après son décès… Il n’est pas dit que sa rentabilité soit assurée post-mortem. La publication des Œuvres complètes de Julien Green à la Pléiade s’est brutalement arrêtée à sa mort et, vraisemblablement, elle ne reprendra jamais. N’est-ce pas le risque des intronisations de ces écrivains de leur vivant ? Combien de grands du XXe ont sombré dans l’oubli après leur mort ?
    Une fois que d’Ormesson ne pourra plus venir jouer les amuseurs sur les plateaux de télé, je parie qu’on l’oubliera. Sa réputation tient surtout à son aura de bon client télévisuel, à son élégance et à sa prestance. On le lit, à un certain âge et dans certains milieux, comme on lisait Henry Bordeaux en 1960, ou Sully Prudhomme en 1905. A leur mort, pfuiit…

    Antoine Gallimard a souvent dit que la pire erreur qu’a su éviter la Pléiade, ça a été d’éditer Hervé Bazin dans cette collection (il était à l’époque président de je ne sais quel jury…). Et bien, la pire erreur, aujourd’hui, ne serait-ce pas de mener ce projet jusqu’au bout ? Pourquoi pas Angelo Rinaldi ? Philippe Sollers ? Frédéric Beigbeder ? Nabe ? Dominique Fernandez ? Eric-Emmanuel Schmitt ? Amélie Nothomb ?

    (aïe, j’espère que vous me pardonnerez, j’ai fait long !)
    (PS : les sorties des prochaines semaines : Jaccottet, Stendhal III, Madame de Lafayette. Je pense que les volumes III et IV de Duras sortiront cette année (si j’en crois une certaine indiscrétion universitaire). Pour le reste, le volume Perec est censément pratiquement prêt (depuis deux ans). À moins court terme, sont toujours attendus les serpents de mer Aristote, Virgile et Poésie Américaine bilingue. Et d’ici trois-quatre ans devraient sortir aussi des volumes consacrés à Vargas Llosa et aux poètes de la Négritude, Senghor, Césaire et Damas.)

  13. Philippe Auteur de l’article

    C’est sans doute, Laurent, pour préserver l’impression mémorable de cette “histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne”, lue il une première fois y a une demi-douzaine d’années, que je n’avais pas attaqué Cortès et son double – peut-être de peur de briser la magie – mais c’est idiot j’en conviens. Si c’est Cortès lui-même qui a écrit ce récit, il n’en a que plus de poids. Je me le suis donc procuré cet après-midi, et je vais l’entamer dès ce soir.

    Pendant que vous tiens, l’entrée annoncée de Jean d’Ormesson dans la Pléiade m’a chagriné ces derniers jours. Non pour d’Ormesson, que je connais assez peu, voire pas du tout, mais en pensant à la liste de tous les absents que vous avez pointé sur votre blog (que je recommande au passage : Brumes, blog d’un lecteur sur la col de droite). Mais après le billet sur la presse, je ne souhaitais pas en mettre une couche sur l’édition parisienne. On ne va pas jouer les rabat-joie tous les matins.

  14. Laurent

    Votre note est intéressante mais tout de même, je vous invite (à nouveau ?) à lire l’ouvrage de Christian Duverger. Je ne peux pas croire que ça ne vous plaise pas, à défaut de vous convaincre. (sa biographie de Cortès chez Fayard était intéressante aussi, plutôt au-dessus de ce que propose cette collection).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.