Archives mensuelles : décembre 2016

de la typographie

L’histoire, ce n’est pas un secret, est une matière vivante, qui dépend beaucoup des lunettes que l’on chausse pour en observer le cours. L’histoire de l’écriture typographique, de Gutenberg au XVIIe siècle est, dans cette perspective, une précieux instrument d’optique. C’est probablement la somme la plus aboutie à ce jour, conçue et réalisée par un homme de l’art, Yves Perrousseaux, qui a poussé le scrupule jusqu’à éditer lui-même un objet d’une facture irréprochable.

typoLes familiers de l’atelier connaissent mon intérêt pour la naissance de l’imprimerie, ou plutôt pour son adolescence, lorsque, autour des années 1530, se fixent les principaux canons de cette technique nouvelle, qui ont encore cours aujourd’hui  : l’adoption de la langue vulgaire (le français) , le caractère romain, l’harmonisation de l’orthographe, la ponctuation et l’accentuation. Le plus éloquent témoignage de cette époque passionnante et passionnée (plusieurs imprimeurs ont fini sur le bûcher) est la création du Garamond, au tournant des années 1540, par le fondeur de caractères Claude Garamont (avec un t), une police de caractère qui a traversé les siècles pour parvenir jusqu’à nous. On retrouve évidemment dans L’histoire de l’écriture typographique toutes les grandes figures de la période, de Nicolas Jenson, le premier à adopter le romain face au gothique de Gutenberg, à Etienne Dolet, en passant par Robert Estienne, Simon de Colines, Geoffroy Tory ou Antoine Augereau.

imprimerie-vignetteUne révélation à l’ouverture de l’ouvrage : la première appellation de la virgule n’était pas nécessairement le point crochu, comme je le pensais, mais le point à queue. “Le poinct à queue ne sert d’autre chose, que de distinguer les dictios e& locutios l’une de l’autre” nous apprend ainsi un très beau fac simile d’un texte d’Etienne Dolet, extrait de La ponctuation françoise, de 1540. L’histoire de l’écriture typographique très didactique, un peu conçu comme une encyclopédie, bourré de reproductions, est évidemment une mine de données. Et il va me falloir un peu de temps pour tout intégrer. Pour arbitrer aussi parce que certaines informations contredisent des éléments obtenus par ailleurs. Je ne retrouve pas, en effet, dans cet ouvrage, l’interdit que semblait avoir lancé l’Eglise sur l’impression de la langue vulgaire en caractère romain, caractère qui aurait été réservé à la parole de Dieu et donc à la Bible. A creuser.

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Mais l’information la plus savoureuse des premiers chapitres est sans doute le précis biographique sur Gutenberg. Comme c’est le cas de bien des inventions, l’imprimerie à caractères mobiles (l’imprimerie de textes gravés existait depuis un siècle ou deux), est plus le fruit d’un concours de circonstances que d’une recherche ciblée. Gutenberg est avant tout un homme d’affaires qui souhaite fabriquer des objets en grande quantité pour en retirer un maximum de bénéfices. Et l’invention de l’imprimerie doit beaucoup à l’échec de sa première tentative : la fabrication et la vente de miroirs de pélerinage qu’il espérait vendre par centaines à l’occasion du grand pélerinage d’Aix la Chapelle. Gutenberg se réservait 50% des bénéfices de la société fondée avec quatre associés pour réaliser l’opération. Il se rabattra finalement sur la fabrication à grande échelle de livres imprimés à l’aide de caractères mobiles, dont la célèbre bible à 42 lignes, qui connaissait déjà le point rond, mais pas encore le point à queue.

 

La toile et l’enclos

La revue ArMen propose, dans sa dernière livraison, un dossier fort instructif sur la Bretagne toilière. La Bretagne connut en effet à la Renaissance une période de relative prospérité grâce à la culture et à la transformation du lin et du chanvre.  Les voiles et les cordages de chanvre breton s’exportaient dans toute l’Europe, notamment en Espagne pour équiper les navires partant sillonner les mers du globe. ArMen nous apprend à cette occasion que les enclos paroissiaux sont une forme d’expression de la richesse apportée par les toiles.

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Le calvaire de Saint-Thégonnec, détail. (info-bretagne)

C’est, somme toute, assez logique. Les périodes correspondant bien (XVIe et XVIIe) tout comme la répartition géographique des cultures. “Les zones littorales du Léon et du Trégor, avec leurs terres recouvertes d’un loess de qualité, un peu acides et suffisamment humides, sont celles qui ont fait la part belle au lin.” Et les plus beaux enclos paroissiaux, à l’image de Saint-Thégonnec (photo) ou de Guimiliau,  sont situés dans le nord-Finistère. Rappelons pour les étourdis qu’un enclos paroissial est un ensemble architectural élevé autour d’une église. C’est un domaine sacré constitué, outre l’église, de trois éléments : une entrée monumentale, un calvaire et un ossuaire. Il est souvent orné d’un chapelet de statues de pierre assez baroque (photo) reflétant le goût et l’art populaire de l’époque. Il est dit aussi que les enclos avaient pour vocation de réenchanter le catholicisme à l’époque de la contre-réforme.

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Toile de lin, fil d’Arz

Cette affaire de toile me renvoie à une histoire fabuleuse, celle de Pierre Malherbe, fils de négociant toilier de Vitré, auteur du premier tour du monde par voie terrestre au XVIe siècle.
Ce Pierre Malherbe croisé pour la première fois à Pondichéry dans un récit sur l’aventure des Français en Inde publié par les éditions Kailash et retrouvé quelques années plus tard sous la plume de Roger Faligot. Les sept portes du monde (Plon) retracent l’incroyable itinéraire de ce Marco Polo breton, envoyé comme apprenti négociant en Espagne, qui commence son périple au Mexique et l’achève en Inde dans les palais du grand Moghol Akbar après une traversée épique du Pacifique. Le marchand de toiles bretonnes s’était au fil du voyage transformé en négociant en pierres précieuses, se garantissant ainsi les moyens du voyage et s’assurant le commerce des princes.

Datés du jour de ponte

 

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Couverture : monotype de Jeanne Frère

 

 

Jules est venu

dans sa quatre-vingt-deuxième année si je ne me trompe pas

déjeuner à la maison aujourd’hui

En arrivant il a offert à Reine

un bouquet de fleurs et «un cadeau pour Pauline »

La femme de Jules est morte il y a dix mois et Pauline

aura bientôt deux ans et demi. Jules dit que le pyjama

doit être à présent trop petit

que sa femme l’avait choisi quelques jours avant de mourir

que c’est même

en allant l’acheter qu’elle a ressenti son premier vertige

et Jules demande qu’on l’excuse

de ne pas avoir eu la force de nous l’envoyer à temps

Aujourd’hui Jules apporte le pyjama trop petit :

« Je me doute qu’il est trop petit mais

je ne pouvais vraiment pas le donner

à quelqu’un d’autre voilà

c’est ma femme qui l’avait choisi

pour Pauline ».

 

Ce poème, daté du 26 octobre, est extrait de Datés du jour de ponte, un recueil de textes de Bernard Bretonnière, que viennent de publier les Carnets du Dessert de Lune, de Bruxelles.

J’ai commandé et reçu deux exemplaires – un pour moi, un pour offrir – de cet ouvrage simple et beau comme un jour de ponte.

 

 

 

 

Penser sans filtre

Le syndrome d’Asperger est un étrange trouble du comportement, dont on ne sait dire s’il est un handicap ou un rapport au monde singulier. Il ne touche pas l’intelligence mais les rapports sociaux. En gros, la personne atteinte de ce syndrome est inaccessible aux compromis que le commun des mortels passe avec son environnement pour faciliter la vie en société. Elle place sa vérité au dessus de tout, toujours avec la plus grande honnêteté intellectuelle, quitte à se fâcher avec la terre entière. C’est absolument infernal pour l’entourage mais passionnant à observer.

venet-2Emmanuel Venet nous propose d’entrer quelques longues minutes – le temps d’une cérémonie funéraire, l’enterrement  de sa grand-mère – dans la peau d’un autiste Asperger. Ulcéré par l’hypocrisie régnant à cette cérémonie, le narrateur, un homme de quarante-cinq ans, qui ne s’intéresse habituellement qu’au scrabble, à la logique et aux catastrophes aériennes, brosse dans Marcher droit, tourner en rond, une galerie de portraits incendiaire et drôlissime de l’ensemble de la famille. C’est bien mené, délicieusement écrit, sans une once de gras. Et, bien que l’auteur soit psychiatre, on ne tombe jamais dans le psychologisme. On reste à la surface, bénéficiant de l’acuité remarquable du regard du narrateur. Extrait.

“Ma tante Lorraine se croit drôle parce qu’elle appelle mon père “Jean-Phil”, répète “Noyeux Joël” chaque vingt-cinq décembre, et prétend connaître la réponse à la célèbre question sur laquelle Freud soi-même aurait calé. D’après elle, ce que veulent les femmes tient en trois mots : manger sans grossir. Elle même se voulant mince contre toute évidence, elle boudine ses quatre-vingt kilos dans des vêtements de jeune fille qui lui scient la graisse et dont j’ai toujours peur que les coutures craquent (…) Ma tante Lorraine ne peut pas s’empêcher de révéler qu’elle porte des vêtements, des sous-vêtements et du maquillage onéreux qu’elle a payés une misère parce qu’elle connait toutes les combines : magasins d’usine, collègues dont le mari travaille chez un grand couturier, solderies d’articles dégriffés, vieilleries trouvées dans des vide-greniers ou enchères bien conduites sur internet. De sorte que, persuadée de représenter un modèle d’élégance hors de prix, elle est toujours très mal fagotée pour trois francs six sous.”

Voilà donc Tante Lorraine habillée pour l’hiver, mais il n’y aura pas de jaloux, tout le monde y passe, à l’exception d’un grand-père bricoleur et poète à sa façon. Cette galerie de portraits est aussi une belle occasion de pointer nos contradictions, par l’intermédiaire notamment d’une cousine (ou d’une tante ?) qui vote à l’extrême-gauche et se comporte dans la vie quotidienne comme la plus redoutable des égoïstes. Un pur délice que ce livre, qui montre, une nouvelle fois s’il était besoin, le discernement et la qualité du travail des éditions Verdier.