« Pour les Américains, passer la tête par la porte d’un bureau revient à demeurer hors du bureau. Si le visiteur demeure sur le seuil, tenant la porte ouverte pour parler à une personne qui se trouve à l’intérieur, il est toujours considéré comme hors de la maison, et même si le corps entier est à l’intérieur d’une pièce, du moment qu’il s’appuie au chambranle de la porte, on considère qu’il conserve un point d’ancrage à l’extérieur et qu’il n’a pas complètement pénétré à l’intérieur du territoire de l’autre. Aucun de ces critères spatiaux ne vaut en Allemagne du Nord. Dans chaque cas où l’Américain estime qu’il reste à l’extérieur, il a déjà pénétré dans le territoire de l’Allemand et par définition est entré dans son intimité. (…)
Dans leurs bureaux les Américains travaillent portes ouvertes. Les Allemands les ferment. Mais, en Allemagne, la porte fermée ne signifie pas pour autant que celui qui est derrière souhaite la tranquillité ou fait quelque chose de secret. Simplement pour les Allemands, les portes ouvertes produisent un effet désordonné et débraillé. La fermeture de la porte préserve l’intégrité de la pièce et assure aux personnes la réalité d’une frontière protectrice qui les préservent de contacts trop intimes (…)
La méconnaissance de ce fait élémentaire s’est révélée être la cause de frictions et de malentendus sérieux entre administrateurs allemands et américains en Europe. C’est ainsi que j’ai eu l’occasion d’être contacté par une compagnie qui avait des succursales dans le monde entier. La première question que l’on me posa fut : « Comment peut-on obtenir des Allemands qu’ils gardent leurs portes ouvertes ? ». Dans les bureaux de cette firme les portes ouvertes traumatisaient les Allemands. Les portes fermées donnaient au contraire aux Américains le sentiment d’une conspiration générale. (…)
« Après deux millénaires de contact, les Occidentaux et les Arabes ne se comprennent toujours pas. Au Moyen-Orient les Américains sont immédiatement saisis par deux impressions contradictoires. En public ils étouffent et se sentent submergés par l’intensité des odeurs et des bruits ainsi que par la densité de la foule ; au contraire dans les maisons arabes ils se sentiront mal à l’aise, vulnérables et quelque peu déplacés à cause des espaces trop vastes (…)
Au cours des entretiens que j’ai eu avec des Arabes, j’ai été frappé par l’emploi fréquent qu’ils faisaient du mot « tombe » à propos des espaces clos. En un mot, les Arabes ne sont pas gênés d’être entourés par la foule mais détestent être entourés par des murs. Ils sont beaucoup plus sensibles que nous à l’impression d’entassement dans les espaces intérieurs. A ma connaissance, un espace clos doit posséder au moins trois qualités pour satisfaire un Arabe : l’ampleur d’abord et le dégagement, de hauts plafonds ensuite, qui n’obstruent pas le champ visuel ; et enfin une vue dégagée. Ce sont là précisément les caractéristiques des espaces intérieurs où nous avons vu que les Américains se sentent mal à l’aise. (…)
Les structures proxémiques aident à découvrir beaucoup d’autres aspects de la culture arabe. Par exemple il est quasiment impossible de donner une définition abstraite de la notion de frontière ou de limite. Il y a ce qu’on appelle les « abords » d’une ville, mais des limites permanentes sous forme de lignes invisibles n’existent pas. Dans mon travail avec les Arabes j’ai eu beaucoup de difficulté pour traduire notre notion de frontière en des termes qui leur fussent intelligibles. Pour mieux définir la différence de nos deux points de vue culturels en la matière, j’imaginai de dresser un inventaire des empiètements de frontière. Mais je ne suis pas encore parvenu à découvrir une notion qui ressemble même de loin à notre notion d’empiètement. (…)
En bref, nous nous trouvons devant des structures proxémiques très diverses. Leur analyse permet de découvrir les cadres culturels cachés qui déterminent la structure du monde perceptif d’un peuple donné. Le fait de percevoir le monde de façon différente entraîne à son tour des différences dans la façon de définir les critères de l’entassement, de concevoir les relations interpersonnelles ou de concevoir la politique intérieure ou internationale. »
Extraits de “La dimension cachée” Edward T. Hall, anthropologue américain, 1966.