Le Monde nous apprend que la planète compte 1,3 milliards de fumeurs. Rapporté à la population adulte, cela peut sembler élevé mais c’est tout à fait plausible au regard du nombre impressionnant de fumeurs en Afrique et en Asie, notamment la Chine. C’est dingue comme les Chinois fument, leurs cigarettes sont – au demeurant – assez bonnes.
Je fais partie de ces 1,3 milliards de fumeurs. C’est mal. Je n’en disconviens pas. Et comme 90% des fumeurs je me passerais volontiers de cette redoutable addiction. J’ai d’ailleurs arrêté pendant sept ans, pour reprendre, comme un imbécile, en Inde, où l’on vend les cigarettes à l’unité.
Pour autant, si je ne revendique pas cette manie, je n’en suis pas moins de plus en plus exaspéré par le discours moraliste et manichéen des autorités sur le sujet. « Fumer tue » est-il écrit sur les paquets de cigarette, sur lesquels on exhibe les tumeurs les plus affreuses. Ce qu’on se garde bien de faire sur les bouteilles de rouge. Pourtant l’alcool, produit addictif s’il en est, tue autant que le tabac, sinon plus.
Ce moralisme nous vient, curieusement, des Etats-Unis, le pays qui a été le premier à valoriser le tabac, puis à le saupoudrer insidieusement de substances addictives. Pays qui est devenu le plus intolérant sur le sujet, comme il le sera vraisemblablement dans le futur pour l’obésité, qu’il aura pourtant contribué à exporter avec ses sodas. Mais passons.
Ce qui m’exaspère le plus dans le discours officiel c’est l’angélisme des arguments : fumer est une tare, c’est mal, c’est dangereux, il faut donc arrêter et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Comme si 1,3 milliards de personnes se soumettaient à cette habitude pour le seul plaisir de se suicider et d’empoisonner la vie de leurs contemporains.
C’est un peu plus compliqué que ça. Outre le fait que c’est un plaisir, le tabac est un régulateur d’humeur extrêmement précieux pour les fumeurs qui, pour la plupart, n’ont pas besoin de recourir à des excès alimentaires ou à des régulateurs chimiques pour faire face aux aléas de la condition humaine.
Et arrêter de fumer, je peux en témoigner, n’est pas anodin, comme on se garde bien de le signaler aux candidats. Cela bouscule le métabolisme et provoque de sérieux désordres physiologiques. L’organisme, rompu à un certain équilibre, se rebelle pendant des années et se dérègle par ailleurs : l’appétit, c’est bien connu, se réveille dangereusement et le sommeil est troublé, dans le meilleur des cas. Souvent des dérangements étonnants peuvent surgir, qui sont liés à la physiologie de chacun, à la façon dont l’organisme a de se défendre contre ce qu’il considère comme un déséquilibre.
Du point de vue psychologique, le plus grand trouble provient du dérèglement du temps. Pour un fumeur, le temps est l’espace qui se déroule entre deux cigarettes. Pour un fumeur abstinent (on reste fumeur toute sa vie) le temps devient un tapis infini qui n’est plus rythmé que par les repas. Il est évidemment possible de s’arrêter, mais ce n’est pas aussi innocent qu’on veut bien le laisser croire.
« La liberté, c’est de pouvoir toute chose sur soi » disait Montaigne. Ce principe m’a aidé à tenir pendant des années. Et aujourd’hui je dois convenir avoir renoncé à une partie de ma liberté. Mais, curieusement, la chasse aux fumeurs, le mépris public dans lequel ils sont tenus, modifie peu à peu cette perspective. Il y a comme une fraternité du défi dans le regard de deux fumeurs inconnus qui se retrouvent sur un trottoir pour en griller une. Une sorte de pied-de-nez au moralisme ambiant qui sacrifie une à une les libertés au nom de la sacro-sainte sécurité.
Ce billet n’est évidemment pas un appel au crime. Le plus simple reste de ne pas commencer. Mais la société gagnerait, me semble-t-il à adopter un discours un peu moins vindicatif à l’égard des fumeurs. Un peu plus en phase avec la réalité aussi. Le tabac est une substance qui a accompagné l’humanité depuis des temps immémoriaux (en Occident c’est plus récent, certes). Son usage a été encouragé par les autorités (qu’on se souvienne des Troupes distribuées aux militaires) dopée par le commerce, le cinéma et la publicité, sa composition sciemment modifié par les industriels. Fumer modérément du vrai tabac (100% tabac devient aujourd’hui un argument commercial, on croit rêver) n’est pas nécessairement une tare. Amis fumeurs, même si demain j’arrête, c’est promis, vous conservez toute ma considération.