« Il n’y a qu’en littérature qu’on ne parle pas d’interprétation. En musique on interprète Mozart ou Beethoven, au théâtre Shakespeare ou Tchekov. En littérature, c’est la même chose, chaque traduction est une interprétation». C’est en ces termes – ou à peu près, puisqu’André Markowicz l’a rappelé opportunément, la distance entre le français parlé et le français écrit est assez grande – qu’André Markowicz donc, a répondu ce vendredi 7 novembre à une question posée sur le supposé vieillissement d’une traduction, au terme d’une conférence ébouriffante à la médiathèque de Nantes. En d’autres termes, la question n’a pas grand sens, chaque traduction est une aventure en soi.
Le traducteur de Dostoïevski pour les éditions Actes Sud a toutefois esquissé une piste pour expliquer l’impression « datée » que peuvent laisser certaines traductions. Selon lui, les traductions d’œuvres étrangères ont longtemps consisté à « rendre en français » des textes écrits dans une autre langue. En essayant de faire entrer une sensibilité, une pensée étrangères dans les clous de notre langue écrite. Or « c’est le chemin inverse qu’il faut emprunter » : c’est à la langue française d’aller chercher dans ses replis la meilleure façon d’exprimer ce que l’auteur a exprimé dans sa propre langue, usant et abusant au besoin des répétitions, ce tabou français. Ce n’est pas simple parce qu’il faut malgré tout respecter la grammaire. « La grammaire c’est le vivre ensemble ».
Prenant un exemple tout simple, il s’est appuyé un instant sur la locution « je ne sais pas ». Il y a des tas de façons de l’exprimer à l’oral en français « je sais pas », « chai pas », « j’en sais rien, moi »… mais une seule à l’écrit. D’autres langues, le russe notamment, autorisent ces nuances. Comment alors faire alors, pour ne pas laisser filtrer une familiarité qui ne ferait pas partie de la proposition originale ? Comment traduire pravda, qui peut contenir à la fois les notions de vérité et de justice, dans telle ou telle circonstance ? André Markowicz, relève, au passage, que le même problème se pose en breton, idiome qu’il maitrise aussi parfaitement, d’évidence.
Chaque mot, chaque phrase peut ainsi devenir un casse-tête. Mais André Markowicz, justement, ne se prend pas la tête ; il traduit « comme on conduit une voiture », sans se poser de questions, dégagé des contraintes techniques, parce qu’il a eu la chance de disposer, en Russie, d’un maître en traduction, à la manière d’un instrumentiste qui domestique la technique aux côtés d’un maître de musique. « C’est peut-être ce qui a longtemps manqué en France, une véritable école de la traduction. »
Au-delà des questions techniques, évidemment, il a principalement été question de Dostoïevski, mais aussi de Gogol, l’écrivain qui peut écrire « les malades guérissent comme des mouches » et de Pouchkine. A propos Crime et châtiment « ce livre où tout pue, mais où le mot odeur ne doit pas apparaître une fois » Markowicz a proposé, un décryptage singulier. Les trois piliers en sont, selon lui « le poids, la puanteur et le pas », ajoutant que ce roman nous parle de résurrection, ce qui est extrêmement difficile à rendre parce qu’en français, par définition, on ne peut pas parler de Dieu. Enfin, entendons-nous.
Bref, une conférence ébouriffante, qui donne une furieuse envie de relire Dosto, mais cette fois dans la traduction de Marko, chez Actes Sud.
Photo extraite du blog “Les amis de Paris Saint-Petersbourg”. DR