(…) Le Malais a attendu l’automne ardéchois où je suis en ce moment et la fin de ma lecture d’Un été avec Machiavel, de Patrick Boucheron. Dès lors, j’ai senti que j’étais mûr, je n’avais plus qu’à prolonger ma balade de l’Italie jusqu’à Alençon, quelques dizaines d’années plus tard.
Je me suis donc laisser embarquer dans ton bouquin, bien préparé aux bouillonnements d’idées des XVe et XVIe siècle, épaté évidemment par l’invention de l’imprimerie, mais surtout ravi de découvrir des personnages, Léonard, Guillaume, Gaspard, Louise, Clément et même Marguerite, que tu as su rendre attachants.
J’ai ressenti ce sentiment délicieux que provoque les héros de certains livres : l’envie de les retrouver chaque soir. En ce qui concerne tes héros, plus pour leurs interrogations, leurs incertitudes, leurs espoirs ou visions d’un monde futur que par l’intrigue qui les agite. (Au milieu du livre seulement, j’ai jeté un coup d’œil sur la toile et Pigafetta et le Malais apparaissent dans l’ombre de Magellan, le récit a bien été imprimé, et ce bon vieux Henrique de Malacca semble bien être le premier homme à avoir tourné en rond.)
Je salue l’immense travail que le bénédictin Dossal a dû mener pour se documenter, sur l’époque, l’architecture, les voies de communication, l’organisation politique. Tout cela sonne juste. Je n’ai eu aucun mal à imaginer les chemins à travers bois, la ferme fortifiée, la demi clarté de la cuisine ouverte sur la basse-cour, les poules insolentes, le feu tenu vivant même en plein été, les ruelles d’Alençon (où je ne suis jamais allé). Mais je retiens surtout la belle amitié saisie entre les trois jeunes hommes et la Louise et leur aspiration à un monde nouveau, avec une certaine frénésie exaltée à vouloir larguer les barbons repus qui tenaient l’époque. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir les réminiscences probablement inconscientes de l’auteur sur sa propre jeunesse, un attachement aux choses de l’esprit, à la spéculation politique, aux aventures frondeuses et facétieuses. Je les ai trouvés très contemporains ces personnages, notamment la Louise. La Louise, un très beau portrait de femme et d’éditrice, elle est la première à s’attacher au Malais, à en faire son héros. J’ai imaginé ce que pouvait représenter la lecture de ce manuscrit pour une jeune femme de l’époque, sauvée du couvent. Découvrir que la terre est ronde, que d’infinies possibilités sont là, que le Nouveau Monde attend. Elle le devine.
Dans les premières pages, toute la mise en situation, je me suis un peu perdu dans les personnages. Jusqu’à ce qu’ils dessinent peu à peu l’enjeu qui porte le livre (j’ignorais tout du Malais et je ne voulais pas me renseigner avant d’entamer la lecture). Un vieux monde face à une invention qui finira par le balayer, une bande de jeunes face à de dangereux culs-bénis prêchant l’obscurantisme. Parallèle avec notre époque ? J’ignore si l’intelligence artificielle accouchera de nouvelles lumières mais les inquisiteurs sont bien toujours là, les hordes aussi qui relèvent le nez face à l’universel. C’est comme ça que ton livre m’a emporté, en me faisant rêver et réfléchir, avec le plaisir d’une lecture fluide soutenue par des péripéties que j’ai souvent imaginées en BD. Au passage, j’aimerais bien savoir ce qui arrive au curé Lecourt… Grillé ou pas grillé ?
(…) Un de mes passages préférés est ce moment où Louise joue avec la ponctuation. Les petits trucs crochus. C’est le génie de la langue, la ponctuation, je ne me lasse jamais d’admirer un point-virgule dans un texte. C’est d’ailleurs la meilleure définition de l’écrivain que j’ai pu trouver : un type en pantoufles qui passe la matinée à poser un point-virgule pour finalement le retirer le lendemain sans une seconde d’hésitation. Je te souhaite donc de rester droit dans tes pantoufles.
*Le point crochu était le titre initial du Malais de Magellan. La chute de cette lettre (à laquelle j’ai soustrait les adresses plus personnelles), que vient de me faire parvenir Patrick Geay, un vieux complice, avec qui je partage certain culte pour Stevenson, me ravit parce qu’elle met en lumière l’une des facettes de ce travail, celle sur le façonnage de la langue au début du XVIe. Une réponse pour le remercier. Eh oui, Etienne Lecourt a bien fini grillé sur le bûcher, mais c’est déjà le début d’une autre histoire.
Illustrations ; Le Malais de Magellan, Marguerite de Navarre.