“L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution mère. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence.
Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air. Du temps de l’architecture, elle se faisait montagne et s’emparait puissamment d’un siècle et d’un lieu. Maintenant elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace. (…)
Aussi voyez comme à partir de la découverte de l’imprimerie l’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Comme on sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps et des peuples se retire d’elle ! Le refroidissement est à peu près insensible au quinzième siècle, la presse est trop débile encore, et soutire tout au plus à la puissante architecture une surabondance de vie. Mais, dès le seizième siècle, la maladie de l’architecture est visible ; elle n’exprime déjà plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne, d’indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle renaissance. Décadence magnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil qui se couche derrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d’arcades latines et de colonnades corinthiennes.
C’est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore.
Cependant, du moment où l’architecture n’est plus qu’un art comme un autre, dès qu’elle n’est plus l’art total, l’art souverain, l’art tyran, elle n’a plus la force de retenir les autres arts. Ils s’émancipent donc, brisent le joug de l’architecte, et s’en vont chacun de leur côté. Chacun d’eux gagne à ce divorce. L’isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se démembre à la mort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.
De là Raphaël, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l’éblouissant seizième siècle.
En même temps que les arts, la pensée s’émancipe de tous côtés. Les hérésiarques du moyen-âge avaient déjà fait de larges entailles au catholicisme. Le seizième siècle brise l’unité religieuse. Avant l’imprimerie, la réforme n’eût été qu’un schisme, l’imprimerie la fait révolution. Otez la presse, l’hérésie est énervée. Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le précurseur de Luther.
Cependant, quand le soleil du moyen-âge est tout à fait couché, quand le génie gothique s’est à jamais éteint à l’horizon de l’art, l’architecture va se ternissant, se décolorant, s’effaçant de plus en plus. Le livre imprimé, ce ver rongeur de l’édifice, la suce et la dévore. Elle se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. Elle n’exprime plus rien, pas même le souvenir de l’art d’un autre temps. Réduite à elle-même, abandonnée des autres arts parce que la pensée humaine l’abandonne, elle appelle des manœuvres à défaut d’artistes. La vitre remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succède au sculpteur. Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. Elle se traîne, lamentable mendiante d’atelier, de copie en copie. Michel-Ange, qui dès le seizième siècle la sentait sans doute mourir, avait eu une dernière idée, une idée de désespoir. Ce titan de l’art avait entassé le Panthéon sur le Parthénon, et fait Saint-Pierre de Rome. Grande œuvre qui méritait de rester unique, dernière originalité de l’architecture, signature d’un artiste géant au bas du colossal registre de pierre qui se fermait. Michel-Ange mort, que fait cette misérable architecture qui se survivait à elle-même à l’état de spectre et d’ombre ? Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C’est une manie. C’est une pitié. Chaque siècle a son Saint-Pierre de Rome ; au dix-septième siècle le Val-de-Grâce, au dix-huitième Sainte-Geneviève. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome. Londres a le sien. Pétersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. Testament insignifiant, dernier radotage d’un grand art décrépit qui retombe en enfance avant de mourir.
À partir de François II, la forme architecturale de l’édifice s’efface de plus en plus et laisse saillir la forme géométrique, comme la charpente osseuse d’un malade Les belles lignes de l’art font place aux froides et inexorables lignes du géomètre. Un édifice n’est plus un édifice, c’est un polyèdre. L’architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. Voici le fronton grec qui s’inscrit dans le fronton romain et réciproquement. C’est toujours le Panthéon dans le Parthénon, Saint-Pierre de Rome. Voici les maisons de brique de Henri IV à coins de pierre ; la place Royale, la place Dauphine. Voici les églises de Louis XIII, lourdes, trapues, surbaissées, ramassées, chargées d’un dôme comme d’une bosse. Voici l’architecture mazarine, le mauvais pasticcio italien des Quatre-Nations. Voici les palais de Louis XIV, longues casernes à courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. Voici enfin Louis XV, avec les chicorées et les vermicelles, et toutes les verrues et tous les fungus qui défigurent cette vieille architecture caduque, édentée et coquette. De François II à Louis XV, le mal a crû en progression géométrique. L’art n’a plus que la peau sur les os. Il agonise misérablement.
Cependant, que devient l’imprimerie ? Toute cette vie qui s’en va de l’architecture vient chez elle. À mesure que l’architecture baisse, l’imprimerie s’enfle et grossit. Ce capital de forces que la pensée humaine dépensait en édifices, elle le dépense désormais en livres. Aussi dès le seizième siècle la presse, grandie au niveau de l’architecture décroissante, lutte avec elle et la tue. Au dix-septième, elle est déjà assez souveraine, assez triomphante, assez assise dans sa victoire pour donner au monde la fête d’un grand siècle littéraire. Au dix-huitième, longtemps reposée à la cour de Louis XIV, elle ressaisit la vieille épée de Luther, en arme Voltaire, et court, tumultueuse, à l’attaque de cette ancienne Europe dont elle a déjà tué l’expression architecturale. Au moment où le dix-huitième siècle s’achève, elle a tout détruit. Au dix-neuvième, elle va reconstruire.
Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts représente réellement depuis trois siècles la pensée humaine ? lequel la traduit ? lequel exprime, non pas seulement ses manies littéraires et scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement ?. Lequel se superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain qui marche, monstre à mille pieds ? L’architecture ou l’imprimerie ?
L’imprimerie. Qu’on ne s’y trompe pas, l’architecture est morte, morte sans retour, tuée par le livre imprimé, tuée parce qu’elle dure moins, tuée parce qu’elle coûte plus cher. Toute cathédrale est un milliard. Qu’on se représente maintenant quelle mise de fonds il faudrait pour récrire le livre architectural ; pour faire fourmiller de nouveau sur le sol des milliers d’édifices ; pour revenir à ces époques où la foule des monuments était telle qu’au dire d’un témoin oculaire « on eût dit que le monde en se secouant avait rejeté ses vieux habillements pour se couvrir d’un blanc vêtement d’églises » . Erat enim ut si mundus, ipse excutiendo semet, rejecta vetustate, candidam ecclesiarum vestem indueret (GLABER RADULPHUS).
Un livre est sitôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin ! Comment s’étonner que toute la pensée humaine s’écoule par cette pente ? Ce n’est pas à dire que l’architecture n’aura pas encore çà et là un beau monument, un chef-d’œuvre isolé. On pourra bien encore avoir de temps en temps, sous le règne de l’imprimerie, une colonne faite, je suppose, par toute une armée, avec des canons amalgamés, comme on avait, sous le règne de l’architecture, des Iliades et des Romanceros, des Mahabâhrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec des rapsodies amoncelées et fondues. Le grand accident d’un architecte de génie pourra survenir au vingtième siècle, comme celui de Dante au treizième. Mais l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. Le grand poème, le grand édifice, le grand œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, il s’imprimera (…)
Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu’ici d’une façon nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l’écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu’au clocher, de Chéops à Strasbourg. Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l’édifice qu’élève à son tour l’imprimerie.” (…)
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre 5 chap 2. “Ceci tuera cela”.
Huîtres, livres, champagne, et l’inverse et à l’infini…
Oublier 2015.
Voir aussi l’inventaire des tares de l’installation, à peu près exhaustif, dressé par Pierre Jourde en Février 2015, in “Perrault, notre génial architecte” sur son blog de l’Obs .Ne manque que la mention des livres brisés en tombant des chariots d’une hauteur de 15 mètres….
MC
Et vous oubliez l’inondation des réserves peu avant l’inauguration, ne noyant, parait-i, que de vieilles revuies scientifiques, mais in est en droit d’etre sceptique vu l’ampleur des dégâts, et l’absence de toute liste des pertes…
L’idée de Perrault pour la BNF n’est pas idiote, quatre livres ouverts. Il avait seulement oublié que les livres ne supportent pas la lumière et a dû en catastrophe les doter de volets en bois. Nouvel, surfait et pas très fiable (en témoigne le plais de justice de Nantes effectivement).
Bien vu M. Court la gargouille de Viollet le Duc, mais je n’ai pas résisté à ce kitch moyen-âgeux, plus vrai que nature.
Je ne me prononcerai pas sur Perrault à la BNF, mais son usine Applix au Cellier (44) est unique.
En effet, il y a confusion PMB entre la Cité de Rézé, que j’ai pourtant vue, et son médiocre projet de lotissement bordelais dont le plan général fait frémir…..Défiez-vous des architectres pu(ri)tains!
Meme réserves pour Nouvel, fossoyeiur de l(Opéra de Lyon, que pour Perrault, destructeur de la BNF.
Bien à vous.
MC
” Wright l’emporte à mes yeux de beaucoup sur Le Corbusier, tant par sa clientèle que par son génie protéiforme et inimitable, ce qu’on ne peut guère dire du mauvais peintre et bétonneur de Rézé ou de Marseille.”
Je ne suis pas un fan aveugle de Le Corbusier aux conceptions rigides, qui aurait bien rasé la moité de Paris, mais Ronchamp, mais l’Arbresle, et allez demander aux habitants de la cité de Rezé ce qu’ils pensent du “mauvais bétonneur”.
Pour moi, une bonne architecture est celle qui satisfait ceux qui l’occupent. Vantez Nouvel aux gens qui vivent dans son Palais de Justice à Nantes, vous aurez intérêt à courir vite.
Et il est amusant de voir que l’on a choisi pour illustrer cet article une œuvre de Viollet Le Duc, beau spécimen de gothique, mais Napoléon III!
Oui, on se demande pourquoi l’art deviendrait froidement géométrique sous le règne de François II. Muller et Reboux, dans un pastiche de Paris à Vol d’oiseau de la meme NDDP ont épinglé ce gout de la précision souvent faussement érudite quand elle n’est pas parfaitement inventée.
On aimerait aussi savoir à quels Hérésiarques moyenageux il est fait allusion.
L’amusant, ‘est que dans Les Mots, puis la tardive Futura, sorte de pièce autour d’un Faust qui serait imprimeur, Auguste Vacquerie reprendra la meme thématique que son maitre. Les Mots se situent dans l’intérieur d’un Dictionnaire, Futura , dans une Renaissance largement fantasmée….
Wright l’emporte à mes yeux de beaucoup sur Le Corbusier, tant par sa clientèle que par son génie protéiforme et inimitable, ce qu’on ne peut guère dire du mauvais peintre et bétonneur de Rézé ou de Marseille. Je pense que l’anti patrimonialisme militant du plan Voisin à Paris, de celui d’Alger plus tard, aurait provoqué quelques réactions dela part de celui qui à écrit,avec la fougue de ses jeunes années, en prenant la défense d’une tour du XVeme siècle: “Démolir la tour, non, démolir l’architecte, oui.”
Bien à vous.
MC
PS
Sur les vicissitudes du mythe de l’imprimeur au XVIeme, siècle, voir aussi, de Méry et Nerval, l’Imagier de Harlem, bide théatral mérité….
Sacré Victor ! Toujours brillant mais la provocation ne l’a jamais gêné quand il le fallait ! Écrirait-il ça maintenant que Wright, Prouvé, Le Corbusier etc. (un gros etc.) sont passés ? Il faut dire qu’avec les grasses pâtisseries qu’il crève, il a partie gagnée au premier coup de sifflet : Saint-Pierre de Rome, c’est l’abomination de la désolation.
Vos gargouilles me renvoient à un beau livre, dont je suppose qu’il figure dans la bibliothèque de vos garçons :
http://www.bedetheque.com/media/Couvertures/Couv_241438.jpg
Disparition d’Alain Jouffroy. Peut-être le dernier poète surréaliste. L’ai lu avec enthousiasme, il y a des années. Textes et oeuvre très éclectiques. Belle plume, je sais, l’expression est usée, mais pas l’impression.
Si le temps, dévoré par avance d’une journée encombrée par la superficialité nécessaire des fêtes à venir, me permet d’y aller voir, je tournerai quelques pages de l’un de ses livres, en hommage. Mais, l’éternité peut aussi attendre un peu….