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La construction de la mémoire

Ce mercredi, certain magazine publie un long dossier sur la Libération de Nantes, le 12 août 1944. Si ce genre de dossier thématique repose le journaliste du palmarès des hôpitaux ou des suppléments immobilier, il ne s’attend guère à faire de grandes découvertes. Le sujet semblant battu, pour ne pas dire rebattu. Quelle ne fut donc pas sa surprise de découvrir, grâce à un ouvrage paru l’an dernier, qu’il restait une étonnante zone d’ombre sur cette Libération. C’est en effet une poignée de jeunes gens, passés à la trappe de la mémoire collective, qui a ouvert la voie aux soldats américains et sauvé ce qui pouvait encore l’être des destructions planifiées par l’armée allemande en déroute. A leur tête Gilbert Grangeat, alias commandant Alain, 22 ans, employé des Ponts et Chaussées, bombardé commandant de la place FFI quelques semaines plus tôt, au lendemain de l’arrestation des responsables locaux de la Résistance par la Gestapo. Alain, tout comme la plupart de ces combattants de fortune, sera intégré dans l’armée à un rang subalterne et disparaîtra des radars dans le désastre algérien.
16 Gilbert Grangeat 8.11.1944 à Nantes
A Nantes, le maire nommé par Vichy, qui s’était soumis le 12 août au matin à ce jeune homme discret, dont les écrits traduisent une humilité et une intelligence des situations singulière, sera réélu quelques années plus tard maire de la ville et donne aujourd’hui son nom à un boulevard. Grangeat, disparu en 2004 dans l’anonymat, pas plus que son chef de réseau, René Terrière, mort en déportation, n’est honoré par la moindre plaque, la moindre ruelle à Nantes. Intrigué, le journaliste consulte alors un historien réputé, auteur d’une thèse sur la construction de la mémoire au XXème siècle à Nantes, qui avoue ne pas être surpris par ce “trou” dans la mémoire locale, même s’il ne connaît pas cet épisode dans le détail, expliquant à bas bruit qu’une course à la mémoire s’est engagée au lendemain de la Libération entre gaullistes et communistes, passant par pertes et profits les jeunes gens non politisés qui s’étaient engagés dans la Résistance. Mais il est des choses qu’on ne peut pas écrire dans le journal aujourd’hui encore. Au risque d’être l’objet d’un redoutable procès d’intention, de déclencher une tourmente incontrôlable. Certains soirs, quand roulent les rotatives, le journaliste, qui ne dispose pas des moyens d’investigation de l’historien, serre les fesses. Sachant qu’un détail inexact peut discréditer l’ensemble de son enquête et qu’il n’échappera pas, alors, au bûcher. Il est des portes de la mémoire qu’il ne fait pas toujours bon ouvrir.

Illustration : Gilbert Grangeat le 11 août 1944.