Après tant d’heures passées à marcher sans rencontrer l’ombre d’un arbre, ni une pousse d’arbre, ni une racine de quoi que ce soit, on entend l’aboiement des chiens.
C’est que parfois au milieu de ce chemin qui n’en finit pas, on a eu l’impression qu’il y aurait rien, après; qu’on ne trouverait rien de l’autre côté, au bout de cette plaine sillonnée de crevasses et de ruisseaux à sec. Mais oui, il y a quelque chose. Il y a un village. On entend les chiens aboyer, on sent dans l’air l’odeur de la fumée et on la savoure, cette odeur des gens, comme une espérance. Mais le village est encore très loin. C’est le vent qui le rapproche.
On marche depuis l’aube. Maintenant il doit être quatre heures de l’après-midi. Quelqu’un jette un coup d’oeil au ciel, approche son regard de l’endroit où est suspendu le soleil, et dit : “il doit pas être loin de quatre heures.”
Ce quelqu’un, c’est Meliton. Avec lui il y a Faustino, Esteban et moi. On est quatre. Je compte : deux devant et deux autres derrière. Je regarde derrière moi et je ne vois personne. Alors, je me dis : “On est quatre.” il y a un moment, vers onze heures; on était une vingtaine; mais, pincée par pincée, les autres se sont égaillés jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ce noeud qu’on forme, nous.
Faustino dit : “Il se pourrait bien qu’il pleuve.” On lève tous le nez et on regarde un lourd nuage noir qui passe au dessus de nos têtes. Et on se dit “ça se pourrait bien.”
On ne dit pas ce qu’on pense. Ca fait longtemps qu’elle nous a quittés, l’envie de parler. Elle nous a quittés avec la chaleur. On parlerait bien volontiers, ailleurs, mais ici, c’est trop fatiguant. Ici on parle et avec cette chaleur qu’il fait dehors les mots grillent dans la bouche, ils se racornissent là, sur la langue, et finissent par vous étouffer…
Extrait de “On nous a donné la terre”, première nouvelle du “Llano en flammes” de Ruan Rulfo (traduit de l’espagnol par Gabriel Laculli). Folio, Gallimard. illustration : Juan Rulfo.
Quel beau texte ! Beaucoup de plaisir à découvrir cet écrivain.