Stéphane Pajot aurait-il abusé du batraxil, cette substance hallucinogène obtenue à partir de glandes de batraciens ? C’est la question que l’on est en droit de se poser à la lecture d’Anomalie P la dernière livraison de ce stakhanoviste de l’écriture, journaliste, chroniqueur, grand spécialiste de l’histoire nantaise et auteur de romans policiers joliment déjantés.
Dans ce dernier opus, publié par l’Atalante, Stéphane nous invite à visiter les couloirs de la perception en faisant allègrement sauter les barrières de la vraisemblance. Anomalie P est à la fois un roman policier, débutant comme il se doit par un assassinat, une chronique de la vie nantaise – son héros est conducteur d’éléphant sur l’île de Nantes – et un conte fantastique illustrant la légende d’une cité engloutie dans le lac de Granlieu. C’est aussi une leçon de biologie puisque l’anomalie P, qui donne son titre à ce court roman, est une véritable malformation des grenouilles polydactiles mise en lumière par le célèbre biologiste Jean Rostand à Granlieu. Ce dernier est d’ailleurs un des personnages du livre, dont la présence inattendue au début de l’intrigue, participe au brouillage des repères du lecteur.
L’habileté de l’auteur consiste à enfumer progressivement son monde, à le noyer doucement dans le brouillard qui entoure naturellement le lac de Granlieu, pour lui faire pénétrer progressivement l’univers fantastique dans lequel il a décidé de le conduire. L’esprit dérangé par le batraxil, perdu dans la brume, le dit lecteur se laisse ainsi gentiment conduire dans un monde souterrain où les apparentes lois de la nature n’ont plus cours.
Cet étonnant récit, bourré de références, prend à son terme des allures de conte philosophique et témoigne de la maturité de l’auteur qui navigue avec aisance dans des registres aussi apparemment éloignés que le roman policier, la chronique mondaine et la pure fantaisie. Ajoutons que Stéphane manie ici la langue avec une maîtrise remarquable et nous gratifie de quelques belles saillies, égrenées, l’air de rien, tout au long de cet anormal roman.
Anomalie P, Stéphane Pajot, L’Atalante.
Non pas nuire au roman. Mais la connivence avec le lecteur peut être une arme à double tranchant. Elle ravit celui qui décrypte les références et agace celui qui n’a pas les clefs. Je me souviens des corrections faites par Jean Rouaud sur “Le royaume de Siam”, il a coupé sans état d’âme certains passages relevant à son goût de private jokes, m’expliquant que ça excluait certains lecteurs.
Mais d’un autre côté, les références nantaises font d’Anomalie P un témoignage précieux sur la société nantaise du moment, le mode de vie de la génération des trentenaires, et questionne l’imaginaire qu’ouvrent les “machines de l’île”, ces grands animaux mécaniques qui peuplent la ville : http://www.lesmachines-nantes.fr/fr/les-machines-de-l-ile/le-grand-elephant
Votre réponse, Philippe, peut donc suggérer que la charge ‘nantaise’ du roman peut …. nuire au roman.
Oui P. j’ai aimé, même si c’est un genre qui ne m’est pas familier. Mais, vous le savez, je suis un peu embarrassé avec la critique littéraire. Et puis, surtout, je suis incapable de mesurer la résonance que peuvent avoir les multiples échos à la chronique nantaise chez un lecteur (une lectrice) venu(e) d’ailleurs. Ajoutons que Stéphane est un copain (journaliste en charge de la culture à Presse-Océan) qui a contribué à mon guide sur Nantes (il a d’ailleurs été cité cité sur ce blog à propos de Machiavel). J’essaie de me garder du copinage.
Mais, finalement, vous avez aimé? vous avez passé un bon moment? vous le recommanderiez? c’est oubliable? faut-il le mettre dans la pile? à quelle hauteur? ou remettre…. sine die?