La presqu’île de Julien Gracq est une sorte de road movie lent et poisseux qui se déroule entre Savenay et Guérande, dans la partie tourbeuse de Loire-Inférieure, où un vaste marais, la Brière, dessine une tache huileuse sur la carte. Une longue nouvelle d’une densité telle que l’on est contraint, à l’image de Simon, qui tue le temps en vagabondant sur les routes, de s’arrêter régulièrement au bord du chemin pour s’imprégner des tableaux qui se succèdent sans répit à travers les vitres de la voiture. Pour laisser infuser la lecture visuelle de cette campagne, apparemment sans caractère et sans relief.
Il est des livres qui donnent le vertige, qui peuvent même provoquer une sorte de nausée, comme le ferait un repas trop copieux, trop riche. C’est le cas de cette Presqu’île où il ne se passe pourtant rien, rien de rien. L’étrange et singulière qualité de Gracq est de faire parler les paysages, de leur donner corps, mieux encore, de leur donner une âme. Ce géographe fait écrivain est décidément un cas à part dans la littérature.
« Presqu’aussitôt qu’il eut tourné au bout de la ligne droite il sortit du marais et il aperçut, barrant la perspective, une bâtisse brune et massive, liserée d’un cordon de pierre blanche, qui était l’église sans clocher de Malassac. Tassée sur sa butte, la laide église décapitée, soulevait lourdement ses épaules veuves au-dessus du paysage. Simon songea que l’on voyait partout dans les marches de la Bretagne de ces bâtisses rechignées, brûlées sans doute au temps de la Chouannerie, rebâties hautes et larges, mais que des souscriptions trop mesquines avaient dû châtrer au dernier moment de leur clocher : espèces de silos liturgiques, de granges-aux-âmes, qui semblaient entreposer au rabais pour ces campagnes terreuses non le pain du ciel mais plutôt le foin. Puis il pensa que ces églises punissaient une des plus laides campagnes de France… »
Gracq transperce ainsi les paysages, et leur fait, en quelque sorte, rendre gorge. Les contraint à avouer leurs significations cachées, à livrer leurs secrets enfouis. C’est vertigineux. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes dans ce décor totalement privé de relief. La presqu’île pourrait être, d’une certaine façon, un roman d’apprentissage à la lecture du paysage. Une géographie humaine habillée de géographie physique.
Illustration : La Brière, Tour d’Hexagone à cheval. Elodie.
Savez-vous, PMB, que les braves gens d’Ars, au vu de l’horrible Basilique qui grignotait l’Eglise du saint Curé, n’eurent d’autre choix que d’exiger le maintien de ce qui pouvait en rester, d’où cette impression étrange d’un accouplement d’une Basilique XIX Fourvieresque, et d’une église de campagne?§
Bien à vous.
MC
Merci à la petite souris qui a pointé une virgule superflue. c’est corrigé. Bonne remarque PMB sur la médiocre qualité des églises du XIXe, au nombre desquelles figurent en Loire-Inférieure nombre de bâtisses néo-gothiques copiées, de mémoire, sur un modèle nantais.
Gracq est sévère avec certains paysages certes, mais il sait aussi transmettre l’émotion qui l’étreint à la vue de certaines scènes, notamment en s’approchant du bord de mer.
“Il songea qu’il y avait à retrouver un paysage de mer familier quelque chose de plus absorbant qu’à revoir une campagne; non plus l’attendrissement devant ce qui veillait là pour vous sans bouger, si fidèlement, mais plutôt la surprise d’un mécanisme délicat, étrange, abandonné depuis vingt ans, et qui fonctionne toujours. L’envie de se baigner le traversa brusquement – non qu’il eût très chaud, malgré le soleil encore doré, mais jamais la mer ne lui avait paru d’une jeunesse aussi cruelle.”
Cette photo de la Brière est, de fait, remarquable. Elle convient parfaitement à l’atmosphère embuée du moment qui baigne la campagne environnante, et repose opportunément l’atelier après la semaine de frénésie provoquée par le billet sur Matignon. Elle repose aussi l’artisan, immergé ces jours-ci dans un travail au long cours, en compagnie d’un bienvenu feu de bois.
Bonne journée.
La remarquable acuité visuelle de Gracq, je l’avais découverte en lisant La Forme d’une ville. Ceci dit, il a l’air malin le Loulou de moquer « une des plus laides campagnes de France », lui qui habitait une des rares endroits laids du vieux Saint-Florent, doté d’une vue imprenable (car personne n’en voudrait) sur un bras de Loire riquiqui séparé du fleuve par une barrière de peupliers. Sans parler de son voisin l’horrible Hôtel de la Gabelle, une restauration aussi ratée qu’est réussie, dit-on, celle de sa table.
Mais sur les église-punition, je ne saurais lui donner tort. Églises nées certes des ruines laissées par la Révolution. Mais aussi et surtout, du « revival » catholico-triomphaliste (ah le culte du Christ-Roi) symbolisée par le bizarre Curé d’Ars, icône de la frange extrémiste de la catholicité française.
Beaucoup de ces bâtisses, outre leur médiocre qualité de construction qui ruine plus d’un conseil municipal, sont des monstres écrasant le paysage au lieu de l’épouser. Exemples dans notre région : Herbignac, Campbon, Rougé (tous édifices dépourvus, comme par hasard, de véritable et honnête clocher).
Pas toutes : ainsi, j’excepterais Guenrouet, toute en finesse, et Missillac, qui a pu donner dans la qualité grâce aux seigneurs de la Bretesche. Eglise où un cahier dévolu aux intentions de prière, placé au pied d’une statue, dit :
– Seigneur, faites que les chrétiens me rendent ce qu’ils m’ont volé.
PS Remarquable photo de la Brière. Comme quoi il n’y a pas vraiment de banalité pour qui sait voir.