Dans l’oeuvre de Borgès, il est un recueil de courts essais Sept nuits, prolongé par une série de conférences donnée à l’université de Belgrano au cours des années soixante-dix, intitulé En marge de Sept nuits. Cette série d’essais, qui porte sur des sujets sans lien apparent, des Mille et une Nuits à La Cécité, en passant par La Kabbale ou Le Bouddhisme, n’est pas seulement un délice absolu de lecteur – comment ne pas goûter les facéties de Borgès ? – c’est un jardin que l’on peut parcourir à l’infini sans jamais en épuiser les ressources.
Parmi ces essais, il en est un auquel je voue un culte particulier : L’immortalité. En quelques pages Borgès réussit la prouesse de dédramatiser et d’enchanter cette notion particulièrement délicate, dans un exposé qui provoque le type de vertige dont il est coutumier. Convoquant aussi bien Hume que saint Thomas d’Aquin, il propose ainsi une lecture, dont la légèreté le dispute à la profondeur, de cette croyance que partagent certains humains, qui a traversé les siècles et imprègne la plupart des religions.
Borgès visite tout d’abord l’immortalité personnelle, donnant assez vite son point de vue sur cette dernière : « En ce qui me concerne, je ne la désire pas et même je la crains; pour moi ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à exister, ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à être Borgès. Je suis las de moi-même, de mon nom et de ma renommée, et je voudrais me libérer de tout cela. » Mais Borgès n’est pas inquiet. Il considère, avec Hume, que la notion d’individu, de permanence individuelle est contestable : « Qu’est ce que l’âme si ce n’est quelque chose qui perçoit et qu’est-ce que la matière sinon quelque chose qui est perçu ? Si on supprimait tous les substantifs dans l’univers, celui-ci se trouverait réduit aux verbes. Comme le déclare Hume, nous ne devrions pas dire « je pense », mais « il est pensé », de même qu’on dit « il pleut. »
Passant ensuite sur la notion d’infini, de métempsychose chère aux orientaux, il en vient à Lucrèce. « Quand tu naquis » dit-il au lecteur « était déjà passé le moment où Carthage et Troie se disputaient l’empire du monde et cela ne t’importe plus. Alors pourquoi ce qui viendra après toi pourrait-il t’importer ? Tu as perdu l’infini passé, que t’importe de perdre l’infini futur. » Il y a du Montaigne dans cet homme. Mais Borgès, s’il réfute l’idée d’une illusoire immortalité individuelle, ne partage pas moins l’idée d’une immortalité collective, ou plutôt cosmique. Et il donne quelques magnifiques exemples. « Chaque fois que chacun aime son ennemi, apparaît l’immortalité du Christ. Chaque fois que nous citons un vers de Dante ou de Shakespeare revit en nous, en quelque sorte, le moment où Shakespeare ou Dante ont créé ce vers. »
Et de conclure : « Je dirai que je crois à l’immortalité : à l’immortalité non pas personnelle mais cosmique. Nous continuerons d’être immortels : au-delà de notre mort corporelle, reste notre souvenir, et au-delà de notre souvenir restent nos actes, nos oeuvres, nos façons d’être, toute cette merveilleuse partie de l’histoire universelle, mais nous ne le savons pas et c’est mieux ainsi. »
Illustration : au lendemain d’un bombardement à Londres en 1940, source : Improbables librairies.
Ne connaissant pas bien l’oeuvre de Borgès , ne sachant pas les détails de sa biographie, juste les grandes lignes, je me demande si la question de métempsychose que vous signalez, Philippe, comme étant chère aux orientaux, à juste titre, mais pas seulement, est une remarque de Borgès ou de vous-même. Sa formation, ses lectures et ses goûts, étaient-ils “orientaux” pour qu’il convoquât la métempsychose sous ce registre, alors que les Grecs lui auraient bien suffi, si je puis dire.
Sur l’usage borgésien de Hume, il y aurait bien quelques ajustements…. mais ce n’est pas là l’important, il n’est pas exégète humien, et bien meilleur écrivain, il n’empêche, je ne peux éviter de corriger… de la pluie à la pensée il y a la distance infranchissable de l’objet au sujet.
Quoiqu’il en soit, il fait partie, de ces géants dont je me culpabilise de n’en avoir pas fait mes intimes. Et ça, ça donne pas envie de voir passer le temps, il va forcément en manquer à la fin….
Quel morceau choisir pour clore cette série d’été, avant d’aller plonger une dernière tête dans l’Océan au large de la Bretagne ? Nous opterons pour Borgès et ce billet consacré à “L’immortalité”. Il conviendra au bleu nuit de ce décor estival, qui semble avoir glacé les commentateurs malgré (ou en raison de) la chaleur ambiante. A bientôt.