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Ethno-roman

par Pascale Busson-Martello

De Tobie Nathan, j’avais lu, il y a quelques mois, Mon patient Sigmund Freud, roman d’une incroyable liberté, qui mêle aventure, histoire et psychanalyse, invention, fiction et réalité. Je n’avais pas choisi ce livre, c’était un coup du hasard. Qui récidive avec Ethno-roman dont le titre intrigue l’ignorante que je suis de l’auteur, ses œuvres et ses pompes, à ma grande honte. Je lis l’ensemble d’un trait, et s’il n’y avait eu l’amicale invitation de Philippe à préciser mon enthousiasme sous d’autres mots, je m’en serais certainement tenue là. Là, c’est-à-dire, l’état de bien-être qu’une lecture peut infuser en soi, sans qu’il puisse pour autant prendre forme ni formulation. Voilà, c’est un livre comme on aime en rencontrer. Depuis, j’ai appris qu’il fut même récompensé, et j’en sais un peu plus sur l’ethnopsychiatrie, je suis allée voir ce qu’il s’en dit ici ou là. Mais, rien, je dois le dire, n’a brouillé mes souvenirs de lectrice, rien ne les a affectés, rien ne les a modifiés.

ethno-romanEthno-roman n’est ni un roman, ni un traité d’ethnologie. C’est une magnifique histoire de générations, de lignages, de grand-parents, de prénoms, de migrants, de langues. D’aucuns y verront d’abord l’histoire personnelle de Tobie Nathan, une autobiographie intellectuelle, comme on dit aujourd’hui, par les aléas des rencontres, ratées parfois, avec des maîtres, son parcours sinueux entre les écoles, les universités, les centres de soins, sa formation si peu livresque et si humaine. Le livre aurait pu avoir pour titre celui du premier chapitre : ‘Je m’appelle Tobie Nathan’ ou comment d’un rêve maternel et du poids légendaire du grand-père du grand-père, on porte un nom, ou deux ou trois… La tentation est grande parfois de saisir feuille et crayon et de tracer l’arbre, son tronc et ses branches qui, depuis Yom-Tov, l’aïeul absolu, par le père du grand-père maternel, on arrive à Rena, la mère de Tobie, dont il dit qu’elle est tout à la fois Sarah Bernhardt, Shirley Temple et George Sand (ne pointant pas d’ailleurs, dans ce dernier rapprochement, un prénom si présent déjà dans sa propre histoire !). Si je m’autorise dans ces quelques lignes qui se veulent générales, ce genre de ‘détails’ c’est pour montrer à quel point certaines pages sont tout simplement fascinantes.

Tobie Nathan traverse le temps de l’histoire verticale –celle des générations et des généalogies- et de l’histoire horizontale, celle qu’il a vécue avec ses contemporains. Celle-là aussi est formidable, et peut se résumer en quelques formules : avoir 20 ans en 68 ; être ado à Genevilliers ; qu’est-ce qu’être communiste dans ces années-là ; vivre en France dans les années 60-70… et bien d’autres. Il n’est pas complaisant avec certains universitaires, à juste titre. Il est pertinent sur les ‘cités’ d’alors. Il ose un certain doute sur la psychanalyse. Il est lucide sur ses propres difficultés, voire ses échecs comme thérapeute ‘besogneux’. Certains chapitres sont traversés, comme une trouée dans une forêt épaisse, d’autres récits qu’on pourrait dire ana-chroniques au sens où ils bousculent les dates, mais aussi les lieux, et nous mènent à la Réunion près d’un guérisseur descendant d’esclaves, dans le nord d’Israël dans le cabinet d’un soignant juif yéménite, au Burkina Faso rencontrer un guérisseur mossi, pour exemples.

Et puis il y a La rencontre. L’immense. G. Devereux. Dont le récit est ahurissant. Depuis le matin jusqu’au soir, dans l’intime d’un appartement, la cuisine, la chambre. On a peine à y croire. Quel personnage ! Juif qui ne veut pas le dire, politiquement ‘à droite de la droite’, capable d’une certaine brutalité dans les propos ou le comportement, direct et pourtant chaleureux en même temps. Les trois premières heures de cette journée décidèrent de tout. Mais la rupture fut tout aussi brutale et définitive –bien des années plus tard- quand T.Nathan ouvre une consultation d’ethnopsychiatrie à Bobigny grâce à S.Lebovici. Il y a là un des chapitres les plus beaux, celui titré ‘Prudence’ du prénom d’une jeune Camerounaise en grande difficulté. Les séances sont publiques (psychiatres, internes, étudiants….) mais pourtant tout y est silence, gestes feutrés, douceur. Généalogiques autant qu’ethnologiques, elles font la part belle à l’incantation de la parole pesée, posée, déposée, quasi magique. Nathan a une formule magnifique : les migrants viennent avec leurs « invisibles » et il sait de quoi il parle, lui l’Egyptien passé par l’Italie pour arriver en France… Pour aider Prudence, il fera même venir sa famille depuis le Cameroun.

Ce que Tobie Nathan affirme, à la suite de son maître Dereveux, et en contradiction tant avec la vulgate psychanalytique qu’avec ses travaux les plus sérieux, c’est que les désordres psychiques ne sont pas le fait du sujet, de l’individu. Ils seraient, en quelque sorte, déjà fournis, « prêts à l’usage » par appartenance culturelle. Et il le montre. Mais ce que je retiens, ce qui me retient, après lecture, c’est une autre conviction qui vient accompagner mes intuitions récurrentes. On n’est jamais seulement l’enfant de ses parents, on n’a jamais un prénom par hasard, on ne vient jamais de nulle part, quelques soient les distances, les temps et les lieux. Toujours, un jour, les fils se tissent. De l’importance des mots que l’on dit aux enfants. Les légendes familiales sont souvent les plus belles.