L’école perd la main

Ce devait arriver un jour : l’apprentissage de l’écriture cursive sera facultative dans quarante-cinq états américains à la rentrée. Il serait désormais inutile de faire perdre leur temps aux enfants avec cette technique d’un autre âge, à l’heure où les cahiers sont remplacés dans les cartables par des tablettes et des ordinateurs portables.

lettre camusL’information laisse songeur. Comment peut-on assimiler l’écriture cursive à une simple technique qui mobiliserait seulement des compétences manuelles ? Mystère. Les Américains sont de grands pragmatiques certes, mais sur ce coup là ils y vont quand même un peu fort. Le hasard veut que je sois en ce moment plongé dans un bouquin passionnant « éloge du carburateur » où il est opportunément rappelé, pour aller vite, que l’articulation entre la main et le cerveau est l’une des caractéristiques qui fait le propre de l’homme. Et que nous sommes, lentement mais inexorablement, en train de nous déposséder de l’une de nos principales qualités.

Pour faire un peu de provocation on peut toutefois rapprocher cette information d’une donnée qui ne laisse pas de me surprendre : les écoliers français n’apprendront pas plus cette année que les années précédentes à taper sur un clavier avec leurs dix doigts. L’apprentissage de cette technique n’est pas incluse dans les programmes. Ainsi les enfants français, comme leurs parents, sont-ils irrémédiablement des handicapés du clavier, qui taperont vraisemblablement toute leur vie avec deux doigts.

Ne serait-il pas possible de conjuguer les deux apprentissages, comme on apprend deux langues sans dommage dans les familles bilingues ? L’éducation nationale semble ne s’être jamais posé la question. Seuls les enfants qui disposent de parents un peu malins, à la fois attentifs à l’écriture manuelle et capables de se fendre de quelques euros pour acquérir un logiciel d’apprentissage du clavier, seront correctement armés pour utiliser au mieux les machines, tout en étant capables d’écrire une lettre d’amour à la main. On a les fractures sociales qu’on mérite.

Illustration : Camus à Sartre

série d’été 2014, cette chronique a été publiée une première fois en septembre 2013. 

16 réflexions sur « L’école perd la main »

  1. Jean

    Avec les progrès des logiciels de reconnaissance vocale, les Américains vont finir par abandonner aussi l’enseignement du clavier, au train où ça va ……

  2. Philippe Auteur de l’article

    En poussant un peu les recherches, je constate avec effroi que cette chronique s’appuyait sur une information artificiellement gonflée. En fait c’est l’écriture cursive qui est abandonnée dans 45 états, et non toute forme d’écriture manuelle, comme l’explique le papier de Libération placé en lien (cela étant, l’écriture manuelle est, de fait, en voie de disparition). J’ai donc introduit cette précision dans le texte, qui en devient un peu bancal. Désolé pour la confusion, mais je me devais de corriger cette erreur d’interprétation.

  3. albert camion

    L’abandon de l’écriture manuelle dans 45 états est à son tour évoquée aujourd’hui dans le Canard enchaîné, qui cite le Los Angeles Times.

  4. Gaëtan

    Ce que l’on perd… et ce que l’on gagne.
    Une anthropologue racontait que l’Homme a perdu une grande partie de son odorat quand il a su domestiquer le chien. Mais l’Homme a ainsi pu développer de nouvelles stratégies pour la chasse. La domestication du chien nous a certes fait perdre de l’acuité olfactive mais nous a permis de développer notre intelligence et d’être plus efficaces dans la chasse.
    De même le clavier nous fera sans doute perdre certaines capacités physiques, mais nous y gagnerons sûrement ailleurs.
    Davantage que le clavier, c’est l’élève connecté qui me rend plus sceptique
    http://www.decitre.fr/livres/pris-dans-la-toile-9782070136063.html

  5. pascale

    “La technique rend-elle plus libre” c’est un vieux classique des sujets de philo des séries… techniques justement!

  6. Philippe Auteur de l’article

    Pas de rapport direct (encore que) mais je place ici, pour ne pas le perdre, un lien sur une causerie de Jacques Ellul “la technique rend-elle plus libre , ” que je viens de trouver par hasard, dans la perspective d’une chronique sur L’éloge du carburateur : https://www.youtube.com/watch?v=51IoQOJ0SfY.

  7. christiane

    Bonjour,
    oui, je garde de mon passage en maternelle et de l’éveil de mes enfants et petits-enfants cet étonnement quand leurs mains saisissant un outil (bâton, craie ou crayon) laissaient une trace sur le sable ou sur une feuille. Leur extrême concentration alors et leur offrande joyeuse quand ils (me) l’offraient. Puis les premiers messages griffonnés et donnés comme porteurs d’une pensée qui ne pouvait se dire autrement. Les lettres envoyées, reçues, ( Les manuscrits aussi) où dans le dessin d’une écriture, le mouvement des lignes on reçoit plus que ce qui est écrit.
    Enlever cet acte – l’écriture manuscrite- de l’enfance, c’est transformer les écoliers en manchots ! en oiseaux… “déplumés”.

  8. Elena

    (suite)
    cet autre article, dans la même revue, est le compte-rendu du livre d’une technophile en partie repentie qui travaille au MIT et admet aujourd’hui avoir été un peu trop optimiste dans ses écrits remontant à une vingtaine d’années. Il y est notamment question de la tendance à projeter des caractéristiques humaines sur les machines qui nous entourent (l’auteur évoque en particulier le fameux programme Eliza qui donnait l’illusion d’une interaction avec un ordinateur — programmé pour relancer le dialogue par des questions à la manière d’un psy — avatar technologique de la “voyante” à qui le client fournit les informations qui la feront apparaître au courant de tout ce qui le préoccupe), mais aussi d’une forme de perte du réel qui ne paraît plus assez “intense” (dans un parc de Disneyworld les crocodiles vivants sont moins attirants que des robots qui expriment mieux “l’achétype de “l’être-crocodile” ou de la “crocodilitude” si vous préférez)
    Son § sur l’impact de ces nouvelles technologies sur les relations parents-enfants me paraît aussi très juste.
    http://www.lrb.co.uk/v34/n04/lidija-haas/a-more-crocodile-crocodile

    (Sinon entièrement d’accord avec Philippe et Pascale : le rapport entre “l’émetteur” et le message n’est pas le même dans un texte sur écran et une lettre manuscrite ; on a le sens du message mais on perd l’essentiel de la forme qui en faisait une trace aussi émouvante que révélatrice, en lien direct avec le corps du scripteur.)

  9. Elena

    N’ayant pas trop le temps ce soir je me contenterai de mettre des liens avec deux articles en rapport avec votre conversation (désolée Christiane, ils sont en anglais et à cette heure-ci je n’ai plus l’énergie pour en traduire ne serait-ce qu’une phrase ou deux)
    http://www.lrb.co.uk/v35/n16/rebecca-solnit/diary
    (à partir du courrier l’auteur réfléchit aux rythmes du quotidien, à l’influence du medium sur la disparition de la nuance et d’une certaine forme d’intimité, à l’excès d’information, aux conséquences sur la capacité de concentration et les relations humaines)

  10. Pascale

    marrrrrrre, c’est la fatigue claviculaire : un éloge et non une éloge. Bon, je m’éloigne pour un certain temps de l’objet satanique qui va bientôt, si je n’y prends garde, me bouffer les doigts.

  11. Pascale

    “les occasions de bêtise et d’ignorance que l’homme a inventé pour l’homme”, ben, il manque quelque chose que mon clavier pourtant ne m’a pas indiqué : inventéES.
    (je parierai bien que dans un monde où il n’y aura plus que des claviers -et voilà aussi les ravages d’une éloge non distancié à la génération “poucette”- ceux-ci ne seront pas azerty!!!)

  12. Pascale

    à Roselyne qui nous lisez là-bas et qui êtes pourtant juste à portée de nous : personne ne dit que perdre l’écriture manuelle c’est “tout” perdre, mais il n’est pas juste de dire non plus que le clavier “remplace” la main et le stylo, comme une opération compensatoire, un système d’écluse où ce qui descend d’un côté remonte de l’autre. C’est, il me semble, le défaut majeur des technophiles à tout crin de considérer que l’outil, l’objet peut tout remplacer, que l’on est dans des jeux d’équivalence. Ce que l’on perd en perdant l’écriture manuelle ne se retrouve pas dans le clavier, par ailleurs doué de qualités mécaniques (et pour cause) indéniables, rapidité, lisibilité (on aimerait par exemple que certains toubibs fissent (yes!!!) redigeassent (re-yes!!!) leurs ordonnances sur un clavier). La façon de poser la question de l’apprentissage, de l’existence, et bientôt de la survie, de l’écriture manuelle n’est pas neutre. Je veux même croire, hélas! que la question ne se pose plus du tout pour un certain nombre de nos contemporains, puisqu’ils ont la “réponse” avant et en l’absence même de questionnement! Non seulement l’intelligence, l’attention, l’effort, sollicités par cet apprentissage ne sont pas de même nature que ceux de la familiarisation avec un clavier, mais le danger du franchissement de cette étape, comme dit Philippe dans sa réponse, vient aussi de ce que la mécanisation, l’uniformisation de l’instrument vont de pair avec ses limitations, ses limites, ses bornes…
    Je ne sais pas pourquoi mais me viennent à l’esprit, à l’instant les Calligrammes d’Apollinaire… vous me direz qu’on peut vivre sans, je vous l’accorde!
    Ceux qui sauront encore, dans quelques décennies, ce qu’écrire à la main veut dire, seront-ils donc des survivants, des héros (de l’inutile), des résistants du geste, comme ont été, il y a quelques siècles, mais dans un mouvement historique inverse, les lettrés chinois, ou les clercs chrétiens. Ce n’est pas à un progrès auquel nous assistons mais à un… “regret”… une régression. Il en est de même chaque fois que l’objet, au lieu d’accompagner l’humain, l’individuel, s’y substitue. Notre génération est la première à maîtriser parfaitement l’écriture manuelle et les claviers. En quoi cela est-il nuisible, à nous, à autrui, au monde? Qu’on enlève toutes les occasions de bêtise et d’ignorance que l’homme a inventé pour l’homme, certes, mais là, vraiment, comme le dit Juliette, les bras m’en tombent.
    Dire, comme le montre la bande annonce du film “sur le chemin de l’école” que des enfants sont prêts à tout pour apprendre à lire (tout simplement), écrire(tout simplement) et compter (tout simplement)! Je crois, depuis longtemps et ça ne s’arrange pas, que certains de nos contemporains se comportent à la fois en apprentis sorciers, et en sales gamins gâtés et capricieux.

    Quelle jolie image, Christiane, sous les touches de votre clavier, que celle des oisillons plumés, et même déplumés ajouterai-je!

  13. Philippe

    Merci Christiane pour cette bande annonce. Je ne manquerai pas de m’enquérir de la projection du film dans la région.

  14. christiane

    Voilà un billet d’humeur lucide et effrayant. Dans les deux cas une perte pour les enfants. La première me paraît plus grave que la deuxième car, hors de l’école, les enfants et ados trouvent des astuces pour s’ouvrir au clavier mais la perte de l’écriture manuelle plumera ces oisillons, les transformants en ces oiseaux en cage qui ne peuvent pas voler …
    http://www.kpsule.me/surlechemindelecole/

  15. vu d'ailleurs

    Le relais sur les réseaux sociaux a un avantage : une plus grande visibilité donnée aux billets (comme en témoigne le nombre de partages) et un inconvénient, la production de conversations parallèles. Je reporte donc ici, pour mémoire, la réaction d’une amie Canadienne (qui vit en province anglophone) et la réponse que je lui ai faite :

    Roselyne : Sauf que ces enfants et adultes qui n’écrivent plus, ou peu, à la main n’ont pas tout perdu. Pourquoi penses-tu (pensez-vous) qu’écrire à la main serait plus connecté avec la tête que taper?

    Philippe : Bien sûr qu’ils ne perdent pas tout, heureusement. Mais la graphie manuelle fait appel à d’autres qualités que la simple expression brute, notamment artistiques. Elle requiert de l’habileté, une certaine forme d’intelligence pratique. L’écriture est toujours singulière, unique. Il me semble qu’on ne mesure pas à quel point la perte de ce savoir-faire peut nous faire perdre d’autonomie. Nous avons déjà perdu la compréhension, la maîtrise de la plupart des objets, là on franchit une étape dangereuse. Mais c’est un raisonnement intuitif je te l’accorde.

  16. Juliette

    Quoi? Comment? ne plus écrire de lettre d’amour à Roméo? les bras, et les mains m’en tombent!
    Quand la somme des intelligences humaines finit par déboucher sur la connerie universelle ça fait mal.
    Pour l’apprentissage du clavier à dix doigts, ou en saisir les astuces, pas besoin de logiciel. Un bon vieux maître, un prof, un instit, quelques heures dévolues comme à une nouvelle matière, et le tour est joué. Et comme pour l’addition, la soustraction, la règle de trois et la preuve par neuf, il y aura les premiers de classe et les autres. Ce n’est pas vraiment ça le problème.
    Mais comment elle va faire, Juliette, pour laisser un petit mot à Roméo sous le balcon? Ben oui, j’oubliais, Juliette elle a un téléphone, une tablette, et peut-être bientôt un clavier greffé dans la paume de la main.
    Bon, l’usine Bic a du souci à se faire pour ses commandes à venir.
    Il est temps de ne plus rien jeter qui ressemble à un manuscrit, même sur un bout de nappe en papier, pour les paléontologues des siècles à venir. Peut-être sommes-nous la première génération qui va constituer sa propre préhistoire en le sachant. J’y réfléchis!

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