L’infirmière, le maire et le caillou

Il était une fois, dans un village de Loire-Inférieure, une infirmière active comme une abeille, qui s’épuisait chaque jour à délivrer ses soins à tous les malades de la contrée. Elle prenait son auto pour faire un pansement à madame Fatiguée, une piqûre à monsieur Ronchon, revenait à sa ruche pour chercher une épingle, une pilule, repartait illico rassurer madame Inquiète et poser un cataplasme au petit Malingre.

Un matin, elle découvre un gros caillou qui empêche sa petite auto d’atteindre la ruche. Elle bourdonne de mécontentement. Mais que fait ce caillou ici ? Que me veut ce caillou ? Quelle étrange idée que d’interdire l’accès à la ruche avec un gros caillou. Et elle ressent cette apparition hostile et indestructible comme une offense idiote à l’intelligence et à sa nécessité d’aller et venir.

Le maire, depuis son château voisin, brasse paisiblement des papiers et des règlements. Il s’est convaincu que la route de la ruche n’était pas assez carrossable pour rester ouverte aux autos. Il a donc ordonné à son cantonnier de fermer cette rue. Comme on ferme une carrière. Un caillou et hop ! Pas vu, pas pris. Sans se demander si le remède pouvait être pire que le mal.

L’infirmière déboussolée appelle le gazettier du village et lui explique son courroux. Elle est désormais handicapée pour bouger, doit tracer son chemin dans un dédale hostile, ne comprend pas même l’idée de la présence de ce méchant caillou, inutile et grotesque. Le gazettier, qui aime les belles histoires, immortalise la caillou et prête sa plume à l’abeille.

Le sang du maire ne fait qu’un tour à la découverte du blasphème. Lui, ne pas prendre une bonne décision, vous plaisantez misérable ? C’est un métier monsieur. Trente ans de maison. Comment ce gazettier ose-t-il ? Nous allons lui apprendre. Et de dépêcher son majordome pour faire rendre gorge à ce paltoquet. Dans sa propre gazette.

Plutôt que de s’occuper du caillou, il passe donc son énergie à décortiquer l’affront, à lui prêter des intentions cachées et à jouer du tam-tam pour dénoncer le malfaisant. Le caillou, pendant ce temps, devient une vedette du village, bientôt un objet de culte. Il est même décoré. Et l’abeille découvre, touchée, que toutes les madames Fatiguée et les messieurs Ronchon du village lui témoignent leur soutien et leur affection.

Moralité : quand le scribe montre le caillou, le roi regarde le papier et… jette des pierres à l’impertinent.