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de l’art de virer un journaliste

Patron de presse n’est pas un métier facile. Comment virer un pigiste* à qui l’on n’a pas grand-chose à reprocher sinon un billet impertinent sur un blog improbable, tout en s’asseyant sur le droit du travail. La solution est un peu byzantine mais peut s’avérer efficace. Il suffit de faire comme si de rien n’était et de ne plus lui donner de travail. Juridiquement, l’animal ne peut rien reprocher à son employeur, il est toujours officiellement collaborateur du support, comme en atteste sa présence dans la liste des journalistes maison. Il suffit de laisser s’éteindre progressivement ses revenus pour qu’il ne puisse plus arguer d’une collaboration régulière (l’une des particularités du statut de journaliste-pigiste étant que ses bulletins de paie font office de contrat de travail).

le point

En publiant le 14 février, un billet d’humeur intitulé « Les sous-doués de la presse parisienne » dont les familiers de ce blog se souviennent peut-être, je ne méconnaissais pas le risque de déplaire à la rédaction parisienne du Point, pour laquelle je travaille – travaillais devrais-je dire – depuis plus de douze ans. Mais je ne m’imaginais pas que les choses prendraient une tournure aussi curieuse : viré dans les faits mais non pour la galerie. La rédaction en chef du Point n’est pas avare de critiques acerbes à l’égard de la terre entière, mais supporte très mal la critique à son auguste encontre, sans oser l’avouer.

Bien que l’on ne m’en ait pas informé, mon affaire était pliée au lendemain de la publication du billet (je suis au passage flatté par la puissance de feu de ce modeste blog). Cet impertinent devait être licencié sans autre forme de procès. Problème toutefois : quel motif allait-on invoquer ? Douze années de collaboration régulière attestée par autant de bulletins de paye, sans pouvoir arguer d’une faute grave, voilà qui risquait de faire grimper l’ardoise des indemnités. La meilleure solution était donc de ne pas bouger et de faire comprendre, en creux, au coupable, qu’il était désormais indésirable.

Intrigué par ce licenciement qui ne disait pas son nom, j’ai dans un premier temps tenté d’en savoir plus auprès de mon chef de service, sans succès. Silence radio. Je viens de mener une petite enquête qui confirme le scénario : « Tu n’es pas officiellement viré parce qu’ils ne veulent pas te payer d’indemnités. Ils jouent la montre. » Mes amis pigistes me conseillent de monter au créneau, bulletins de paye en bandoulière et lettres recommandées au poing. Je ne le ferai pas. Pour avoir déjà mené un combat comme celui-ci, je sais toutes les prises de tête, les nuits sans sommeil qu’impliquent une guerre de tranchées. Montaigne a raison quand il dit qu’il vaut souvent mieux « perdre sa vigne que la plaider ».

Et puis me lancer dans une procédure m’aurait muselé. Le droit est une matière subtile, où l’intox joue un grand rôle. Alors qu’aujourd’hui je peux allègrement me libérer d’une étiquette devenue de plus en plus pesante, de plus en plus infernale à assumer. Les patrons du Point, reclus dans leur tour d’ivoire, avenue du Maine, ne le mesurent pas encore mais, à coup de Unes grotesques et méprisantes, l’image du journal s’est singulièrement dégradée ces dernières années. Confessons-le : je serai content de ne plus y être associé quand le journal aura l’amabilité de me rayer de ses tablettes.

 

*Le pigiste est un journaliste indépendant payé à la ligne.