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Internet : la colonisation douce

« Au XIXe et XXe siècles les pays colonisateurs ont organisé un acheminement des matières premières provenant des pays colonisés. Ces matières premières ont été transformées pour produire de la richesse et permettre aux économies de se développer. Tel un arroseur arrosé nous sommes désormais une colonie du monde américain à qui nous apportons de la donnée. » Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l’Inria et spécialiste des questions géopolitiques liées au numérique, est l’une des nombreux observateurs d’internet interrogés par Laure Belot, journaliste au Monde, dans un essai foisonnant : « La déconnexion des élites, comment internet dérange l’ordre établi », qui vient de paraître aux Arènes.

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Certes, nous avons connaissance, grosso modo, de l’ensemble des informations rassemblées dans cet essai, pour la plupart disponibles sur le web, mais leur mise en perspective n’est pas un luxe. L’état des lieux, vingt ans après la généralisation d’internet, nous permet de mieux comprendre l’évolution de ce moyen de communication qui bouleverse les échanges, les mœurs et modifie notre représentation du monde. Et ce n’est pas une information : quelques grandes compagnies américaines, Google, Apple, Facebook, Microsoft ou Amazon, ont mis la main sur un réseau imaginé par un Européen. Si l’internet (la diffusion d’informations par paquets) est, en effet, une innovation américaine, le World Wide Web (l’interconnexion des serveurs) est une création du chercheur Britannique Tim Berners-Lee, informaticien au Cern (Centre européen de recherche nucléaire) en 1989. L’idée était de créer un outil qui permette aux chercheurs de partager leurs travaux.

Cette dimension de partage n’a pas totalement disparu, en témoignent les sites participatifs situés hors de la sphère marchande, comme Wikipedia, le moteur de recherches Mozilla, le système d’exploitation Linux, et les nombreuses communautés qui continuent à vivre sur le réseau. Mais le business a globalement pris la main en généralisant un système de traçage systématique des utilisateurs. Ce système,  connu du grand public sous le doux nom de « cookies », permet aux grandes compagnies, notamment google, de suivre les pérégrinations de chaque internaute, de les stocker et de les commercialiser auprès des annonceurs qui souhaitent cibler de plus en plus précisément leur clientèle.

Aujourd’hui 90% des données mondiales sont aspirées par les Etats-Unis, dans des « nuages », lieux privés, sous législation américaine. Et, curieusement, personne ne semble véritablement s’en émouvoir. Pas nos élites en tout cas, occupées ailleurs. Seuls pour l’heure les Chinois et les Indiens semblent avoir pris la mesure du risque de cette colonisation douce, qui se déploie à bas bruit. Nos élites ne comprennent tout simplement pas ce qui est en train de se passer, de se jouer, formatées pour un monde où règne le cloisonnement et où la notion d’espace public virtuel n’a pas encore été intégrée.

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photo : le routard

 

Un bel exemple de cet aveuglement a servi de prétexte à cet essai. Intriguée par le succès phénoménal du site leboncoin (17 millions de visiteurs uniques par mois dès 2012), Laure Belot a tenté de trouver des chercheurs qui travaillaient sur le phénomène. Elle n’en a non seulement trouvé aucun, mais s’est faite éconduire avec condescendance, comme site un site de petites annonces pouvait intéresser des chercheurs. La sociologie refuse encore aujourd’hui de se pencher sérieusement sur la sphère numérique. Notons au passage que leboncoin est devenu le premier site français d’offres d’emploi, devant  Pôle emploi. Une explication ? Pôle emploi, 1 500 informaticiens, n’accepte pas les CV sous format Word. Un bel exemple de déconnexion des élites. On pourrait multiplier les illustrations. Qui étudie sérieusement le «  poulailler » qui s’ébat au pied des articles de presse en ligne ? (là c’est moi qui illustre) Cette agora est pourtant un précieux thermomètre de  l’état de l’opinion (une simple promenade sur le site du Parisien suffit à s’en convaincre).

J’ai corné des tas de pages de cet essai (de l’importance des mathématiques par exemple) avant d’attaquer cette note, mais il faudrait écrire… un livre pour tout commenter. Une question fondamentale doit toutefois être posée avant de conclure, c’est celle du droit. Comment réguler un espace qui échappe par nature aux frontières physiques et donc aux législations nationales ? Les Belges viennent de lancer une grande offensive contre facebook, en ordonnant au réseau américain de ne plus suivre les internautes non membres (ce qui paraît le minimum). Il va falloir suivre de près ce combat juridique, qui n’est pas gagné. S’il est un domaine où le droit européen pourrait avoir une légitimité, c’est bien sur ce terrain.

Une lueur d’espoir malgré tout, pour finir : ces colosses, qui ont prospéré en une décennie, ont malgré tout des pieds d’argile. Et leur succès tient essentiellement en la quantité de données recueillies. Qu’une partie du public se détourne du service et le colosse s’effondre. Tout n’est pas encore joué. Nous n’en sommes qu’à la préhistoire d’internet. Disons au début du XVIe, quelques décennies après l’invention de l’imprimerie. Et nous ne sommes vraisemblablement pas au bout de nos surprises.

 

PS : Je pensais que ce blog, édité sous wordpress, une plate-forme qui utilise un système de gestion libre et gratuit, échappait aux cookies (sachant que je paie un hébergement chez l’opérateur français OVH pour éviter la publicité). Non, le simple fait de proposer des boutons de partage sur les réseaux sociaux (au pied de chaque papier) ouvre les données de fréquentation de ce blog aux dits réseaux. J’y reviendrai dans un prochain billet, où je relaierai quelques ficelles pour échapper, autant que faire se peut, au traçage.