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La femme du dedans

“Elle était belle comme la femme d’un autre”. Cette pensée fugace de Paul Morand parle bien souvent aux hommes. Mais qu’en est-il des femmes ? Quels éclairs, quels tourments traversent l’esprit et le coeur d’une femme de trente ans, dont le corps s’évade à la recherche de sensations inédites ? Déployer de Douna Loup déplie en sept livrets les états d’âme et de corps de l’une d’entre elles, Elly, mère de deux filles, qui vit en couple à la campagne. Une exploration singulière, une descente vertigineuse à l’intérieur d’une femme.

Pour mettre en lumière ce tourment intérieur, Douna Loup a choisi une forme extrêmement libre, une sorte de vagabondage de l’esprit, qui lui permet d’emmener son lecteur dans des profondeurs qu’elle ne connait pas elle-même. “Ce qu’il faut savoir pour lire la suite de l’histoire c’est que je ne connais rien à la suite de l’histoire. et c’est cela le plus important. Etre certain de ne rien savoir par avance, ni de soi, ni des autres….” Cette liberté de forme autorise une confession déliée de toute convenance, dont l’objectif est clairement affiché : mettre des mots sur des sensations qui échappent à la jeune femme, la débordent, l’enchaînent à ses propres contradictions.

Le désir, l’ambiguité des relations entre les hommes et les femmes, la maternité, la jalousie qui tord le ventre, tout y passe dans un livret ou dans un autre de ce livre protéiforme. L’ordre de lecture des sept livrets n’a pas d’importance. On y retrouve la même histoire, les mêmes personnages, à un moment différent de l’aventure ou sous une perspective nouvelle. C’est assez déstabilisant au départ, mais cela fonctionne parfaitement. On dispose au bout du compte d’un éclairage panoramique des états d’âme d’Elly, de pans entiers de son histoire aussi, de clefs qu’elle va chercher dans les tréfonds de son enfance.

“… la consolation attendue de l’extérieur ne viendra pas… elle doit pousser à l’intérieur de soi… Il vient un jour où je m’aperçois que je ne sais pas vivre…” ces extraits tronqués notés à la volée peinent à donner le ton de cette confession étonnante, profonde sans être crue, et pour tout dire pénétrante, sans mauvais jeu de mots. Une rare occasion pour un homme de visiter l’intérieur d’une femme. Une occasion aussi de mesurer qu’au bout du compte femmes et hommes ne sont pas si différents, et que la monogamie reste, pour les unes comme pour les autres, une construction culturelle, toujours difficile à domestiquer.

Déployer, Douna Loup, Editions Zoé Genève. 7 livrets, 5040 possibilités de lecture

Est-ce que les mots se mâchent ?

« La lecture en malgache se dit famakian-teny, cela signifie littéralement la parole coupée, ou parole en morceaux (…) Mais la lecture en malgache peut aussi se dire vokiteny, la parole qui rassasie. »

l'oragéS’il y a plusieurs mots pour dire la lecture en malgache, il n’y en a pas en français pour traduire l’écriture de Douna Loup. S’agit-il de prose, de poésie, de jeu avec la langue, les langues ? Le chroniqueur est bien embarrassé. Mais s’il a souffert à la lecture de ce roman coupé, de ce texte en morceaux, il n’est pas moins sorti rassasié par cette ode à la poésie malgache et à la liberté de création.

Et pourtant dieu sait s’il a pesté contre ce jeu avec la langue, la grammaire, la typographie même, avec cette absence apparente d’axe narratif, ce refus obstiné de posture de l’auteur, qui déstabilise en permanence le lecteur. Le narrateur est-il un homme, une femme, qui est ce « je », qui est ce « il » qui est ce « elle » ?

La forme, très soignée, très musicale, invite pourtant à poursuivre la lecture de ce texte étrange et envoûtant. Une atmosphère s’installe progressivement, qui, débarrassée des codes du roman, de la chronologie, franchit la cloison du récit pour pénétrer dans l’intimité de deux personnages : Rabe (Jean-Joseph Rabaerivelo)  et Anja-Z (Esther Razanadrasoa), deux poètes malgaches du début du XXème siècle.

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Douna Loup D.R.

La langue, c’est le propos central de ce beau et grave livre. Peut-on écrire des poèmes dans une langue de tradition essentiellement orale, ouvertement méprisée par le colonisateur, celui qui imprime les journaux et les livres ? Ou doit-on lui montrer en utilisant la sienne, en l’enrichissant, que la poésie ne se résume pas à la maîtrise d’une syntaxe et d’un vocabulaire ?

« … absence de genre et de nombre, manque de flexion casuelles et verbale, formes relatives qui servent à tant de fins, syntaxe misérable… font du malgache une langue convenant à ces primitifs, mais à peine à des demi-civilisés et inapte à exprimer les idées des Hovas instruits. » n’hésitait pas à écrire, à l’époque, un haut fonctionnaire français.

“Les hommes avalent des moustiques, moi je veux mâcher ce qu’on me donne à lire. Les mots ne sont pas à gober, n’oubliez pas de réfléchir” lui répond Anja-Z. “Un proverbe malgache dit “ny teny toy ni kitoza ka izay mahatsakostako no mahita ny tsirony” qui veut dire “les mots sont comme le kitoza (les filets de zébu fumé), seuls ceux qui arrivent à les mâcher profitent de leur saveur.”

Et puis il y a l’amour, la liberté des corps. L’amour charnel dans lequel baigne toute la seconde partie du livre, qui résonne en permanence avec la liberté de création que s’accordent les personnages. Lesquels deviendront, chacun à leur manière, des figures majeures de la littérature malgache.

Ce livre, paru en septembre, est un petit oiseau égaré dans la grande forêt de la rentrée littéraire. Un petit oiseau venu de loin et de très près, puisque Douna Loup, Genevoise, l’a écrit non loin de l’océan, près de Nantes, où elle s’autorise une vie à l’image de ses livres.