Wambushu 2

L’une des vertus inattendues de l’opération Wuambushu est la libération de la parole des uns et des autres, Mahorais comme Comoriens. Et la mise en lumière du festival de mauvaise foi qui a conduit à la situation actuelle. Un délice pour l’observateur.

Sada, à l’ouest de l’île

Commençons par les Mahorais, les élus en premier lieu. Il n’est un secret pour personne, et surtout pas pour la chambre régionale des comptes, qu’un clientélisme effréné régit les relations sociales sur l’île. Mayotte compte sans doute le record de France de secrétaires illettrées et d’employés fantômes dans les collectivités locales et les services publics.  Les institutions sont régulièrement épinglées par les contrôleurs des comptes, sans grand effet; les préfets successifs ayant pour mission première d’éviter les vagues avec des élus locaux. Le pompon a été décroché récemment par un maire qui se payait de lestes virées à Madagascar au frais de sa collectivité. Il a quand même été déposé et condamné.

Mais le plus embarrassant est le double jeu de ces élus en matière d’immigration clandestine. Certains d’entre eux autorisent ainsi volontiers des immigrants à construire leurs bangas sur des terrains publics – on ne connaît pas la nature de l’échange mais on peut le subodorer – les rendant ainsi inexpulsables, comme on le constate en ce moment. Les propriétaires privés ne se privent pas non plus de céder un morceau de terrain contre rémunération, pour se faire construire à des tarifs défiant toute concurrence (le salaire mensuel d’un Comorien sans papiers se situe autour de 150 ou 200 €) de belles maisons dans le voisinage.  Les riches Mahorais y trouvent leur compte, achètent de splendides voitures à crédit et manifestent le lendemain contre cette satanée immigration clandestine. Situation que pointait la semaine dernière le sociologue Faissoil Solihi en un doux euphémisme : “Il y a un laxisme réel à Mayotte, nous sommes trop attentistes.” 

Côté Comorien, on n’est pas en reste. Après avoir ravagé l’île d’Anjouan en pratiquant une déforestation sauvage, provoquant un désastre environnemental et économique, on se tourne allègrement vers l’El Dorado voisin, Mayotte, que l’on revendique comme une possession. Les responsables Comoriens s’appuient pour cela sur la courte période (de 1946 à 1974) où les Comores ont formé un ensemble politique. Et l’on débarque en masse, notamment les femmes pour accoucher à Mayotte et, n’ayons pas peur des incohérences, obtenir la nationalité française pour les enfants. Le pompon de la mauvaise foi revient ici aux élus Comoriens, qui refusent en même temps de reconnaître l’appartenance de Mayotte à la République française mais, pas fous, demandent la double nationalité pour eux-mêmes (la moitié des ministres aurait cette double nationalité) et, summum de cette délicieuse mauvaise foi, refusent désormais d’autoriser l’accès de leur territoire à leurs propres ressortissants. Du grand art. 

C’est dans ce contexte ubuesque que se déroule l’opération Wuambushu, bloquée de toutes part. La destruction des bangas est refusée par la justice française, l’expulsion des immigrés sans papiers est impossible en raison du refus des Comores de récupérer leurs ressortissants et les centres de rétention sont quasi pleins. Les  1 800 gendarmes se contentent donc de notifier aux étrangers qu’ils doivent quitter Mayotte et les laissent vaquer à leurs occupations. Ils continuent toutefois à jouer au chat et à la souris avec les jeunes les plus énervés et d’en coffrer une demi-douzaine par semaine pour nourrir les communiqués du ministère de l’intérieur. Tout va bien. 

Wuambushu 1

Comme prévu la presse hexagonale s’est enflammée aux premiers jours de l’opération Wambushu, et quelques amis ont manifesté leur inquiétude à la lecture des premiers reportages diffusés en métropole.

Qu’ils se rassurent. A l’exception des quartiers chauds autour de Mamoudzou et de quelques barrages sporadiques sur les routes, la situation est calme. Plus calme qu’à l’ordinaire au demeurant, en raison de l’impressionnante présence policière aux  carrefours. Les résidents sans papiers se cachent en attendant que l’orage passe et la circulation sur l’île a rarement été aussi fluide. 

La réaction de quelques bandes organisées, qui jouent au chat et à la souris avec les gendarmes n’est pas surprenante et fait, en quelque sorte, partie du folklore. Plus étonnant en revanche est l’amateurisme apparent dont a fait preuve l’Etat. Le Maria Galanta, chargé des premiers expulsés a été refoulé dès le premier jour du port des Comores où il était censé débarquer ses passagers, et la justice a suspendu la destruction des premiers bangas prévue mardi, retoquant l’arrêté du préfet. Donc pas d’expulsion réussie pour l’heure, pas plus que la destruction de logements insalubres (1). Le préfet n’en reste pas moins droit dans ses bottes et tente de lever rapidement les obstacles qui se dressent devant lui. Il a fait appel de la décision de justice et la reprise des liaisons maritimes avec les Comores, (plus précisément Anjouan) est annoncée pour vendredi. 

Concrètement les résidents s’organisent, les réseaux sociaux tournent à plein. Les messageries dédiées également, où l’on s’informe mutuellement des éventuels barrages en temps réel. Ce jeudi matin, par exemple, j’ai su dès 6 heures du matin, qu’une route du nord-ouest avait été coupée dans la nuit, mais le barrage levé par les gendarmes à l’aube. La tonalité des échanges entre muzungus (blancs) résidents de longue date est plutôt ironique à l’égard de la presse hexagonale, qui manie, il est vrai, le cliché à la pelleteuse. J’ai essayé d’esquisser la complexité de la situation dans les billets précédents, on peut s’y reporter. Une donnée technique complémentaire : le niveau de vie des Comoriens est, en moyenne, six fois inférieur à celui des Mahorais, où pourtant 71% de la population vit au dessous du seuil de pauvreté. Ceci pour aider les bonnes âmes françaises à se poser les bonnes questions. 

Si j’en ai le courage, j’essaierai une prochaine fois d’évoquer le partage des responsabilités entre le régime islamique autoritaire des Comores, d’où les habitants fuient en masse, et celles de la France dans cette affaire complexe. Pour l’heure je me contente d’observer les faits et de communiquer les plus saillants à une agence de presse amie. On ne se refait pas. Mais l’Ouest de l’île est plutôt calme depuis le début de l’opération. Même si Ouambouchou, comme l’orthographient certains esprits malicieux, ne fait que débuter. 

(1) Les choses vont vite, le préfet annonce de jeudi matin à 7 heures la destruction d’une dizaine de bangas vides à Longoni eu nord de l’île. 

Mayotte entre les lignes

Il est possible qu’il s’imprime un peu de papier sur Mayotte au printemps écrivais-je dans mon dernier billet, en février. L’opération Wambushu (reprise) n’était alors qu’une lueur dans le regard du ministre de l’intérieur. C’est désormais parti, la presse hexagonale s’est emparée de l’affaire, qui semble se confirmer, et les rédactions parisiennes commencent à chercher des chambres d’hôtel pour leurs équipes fin avril. Pas simple au passage puisque les rares hôtels de l’île ont été en grande partie réquisitionnés pour les centaines de policiers appelés à intervenir, et qui sont déjà pour certains à pied d’oeuvre. En deux mots, l’opération Wambushu a pour objectif de « décaser » et d’expulser quelques milliers de résidents sans papiers, pour la plupart Comoriens, qui logent dans les bidonvilles qui surplombent le chef-lieu, Mamoudzou. Des logements insalubres, en tôle, qui abritent des nuées de mioches et font, de fait, courir un risque sanitaire majeur à l’ensemble de l’île. Notamment en prévision du manque d’eau potable lors de la saison sèche à venir. Mais c’est surtout la violence quotidienne de bandes de jeunes gens en déshérence qui motive aux yeux des élus Mahorais cette opération qu’ils appellent de leurs vœux depuis des mois.

Comment comprendre, depuis Paris ou Nantes, où l’on s’indigne légitimement de la préparation d’une telle expulsion industrielle, le décalage de perception entre Mahorais (les habitants de Mayotte) et métropolitains. Il faut pour cela se pencher sur l’histoire et la géographie des quatre îles qui composent l’archipel de Comores, dont Mayotte fait partie (1). A grands traits, Mayotte, île pauvre et peu peuplée, a été, durant de longues périodes, vassalisée par les souverains successifs basés sur l’île principale de l’archipel, Grande Comore. Les Mahorais étaient un peu considérés comme les ploucs de l’archipel. Misérables, peu éduqués, ils sont encore l’objet d’un certain mépris d’une partie des Comoriens. Il est d’ailleurs toujours étonnant, en prenant des passagers en auto-stop à Mayotte, de constater que les Comoriens parlent souvent un français plus pur, plus élégant, que la plupart des Mahorais, bien souvent illettrés. La colonisation n’a d’évidence pas laissé les mêmes traces sur toutes les îles.

Mais les Mahorais ont pris leur revanche dans les années soixante-dix, en se prononçant par référendum pour le rattachement à la France, contrairement aux trois autres îles. Revanche d’ailleurs conduite par des femmes, que l’on surnomme « les chatouilleuses ». Et depuis, Mayotte a vu son niveau de vie s’élever de façon spectaculaire. De l’île la plus pauvre, elle est devenue la plus riche, et de loin. Les Mahorais sont ainsi devenus plus royalistes que le roi puisqu’ils ont voté à 60% pour Marine Le Pen lors de la dernière présidentielle. Et ils ne se privent pas, désormais, de rouler dans de rutilantes Peugeot, de construire de belles villas en parpaing, alors que les Comoriens, soumis à un régime Islamique autoritaire, continuent à végéter sur leurs iles dans un paysage économique famélique et atone. Attirés par les lumières de Mayotte, les scooters et les mariages princiers des Mahorais, ils ont donc accouru en masse depuis une vingtaine d’années, provoquant une immigration clandestine stratosphérique. On considère que l’île abrite, au bas mot deux cent mille sans-papiers.

Pour compliquer un peu plus l’histoire, de nombreuses femmes Comoriennes sont venues accoucher à Mamoudzou pour faire bénéficier leurs enfants du droit du sol français. Les milliers d’enfants qui naissent chaque année à Mayotte peuvent donc revendiquer la nationalité française, mais pas leurs parents. C’est l’une des causes de la violence qui sévit sur l’île. Les parents renvoyés, les enfants sont livrés à eux-mêmes et n’ont d’autre recours que le vol ou la violence pour survivre. Et les Mahorais sont contraints de se barricader derrière les barreaux de leurs fenêtres pour ne pas être dévalisés, quand ils ne sont pas caillassés er rackettés sur les routes.

Ces éléments de contexte seront-ils mis en lumière par les journalistes qui passeront deux semaines sur l’île à filmer les bulldozers et les expulsions manu militari ? Ce n’est pas certain. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que cette opération est un non-sens absolu. Elle ne traite en aucune façon le problème au fond. Tant qu’un développement régional conjoint avec les Comores et Madagascar n’est pas envisagé, le problème ne fera que s’aggraver. Les Comoriens reprendront, dès la fin de l’opération Wanbushu, leurs kwasa-kwasa pour revenir à Mayotte grapiller quelques miettes du festin. Et les gamins perdus reprendront leurs machettes pour s’accaparer le téléphone portable de leur voisin. Mais on aura montré que la République savait gonfler ses muscles de temps en temps, on aura fait de belles images pour les télévisions, écrit de beaux papiers indignés dans la presse écrite et contenté les élus Mahorais pour quelques mois.

PS : (1) pour une lecture de l’actualité géopolique, on peut jeter un œil sur le papier précédent.

Coup de billard à trois bandes entre la France, les Comores et Mayotte

Azali Assoumani président de la république des Comores, a été élu dimanche 18 février président de l’Union Africaine, avec le soutien discret mais efficace de la France. Selon Le Monde le président Comorien avait été reçu cinq fois à l’Elysée les trois dernières semaines précédent l’assemblée générale de l’UA, et le Kenya a opportunément retiré sa candidature avant le scrutin. Cette information exaspère au plus haut point les élus Mahorais (du département de Mayotte) qui ne comprennent pas cette alliance contre-nature à leurs yeux puisque Le Comores revendiquent la possession de Mayotte avec le soutien de l’ONU (Mayotte est issue du démantèlement de l’archipel des Comores qui comptait à l’origine quatre îles, dont Mayotte, et le rattachement de l’île aux parfums à la France, suite à deux référendums d’auto-détermination, n’est pas reconnu par la communauté internationale).

maison mahoraise construite sans permis par des Comoriens sans papiers

Mais si l’on croise quelques informations, ce cadeau français au président Comorien pourrait s’avérer une subtile monnaie d’échange entre les deux pays pour résoudre provisoirement le problème endémique de Mayotte, confrontée à une immigration stratosphérique de clandestins Comoriens, qui représentent selon certaines sources prés de moitié de la population effective de Mayotte (250 000 habitants officiellement, 450 000 si l’on se fie à la consommation de riz). En premier lieu, la France s’est engagée à injecter quelques centaines de millions d’euros dans l’économie des Comores pour aider le développement de l’archipel, l’un des ensembles les plus pauvres de la planète. Ce qui est une bonne nouvelle. Sans développement régional, l’immigration clandestine ne peut être contenue. Les lumières de Mayotte, son niveau de vie (bien que l’île soit le département le plus pauvre de l’Union européenne) continueront à attirer par milliers des Comoriens sans avenir, sans travail, aux libertés restreintes par un régime islamique autoritaire.  

Mais ce n’est pas tout, et là je vais m’exprimer avec quelques réserves, mais il me semble que l’information, que je ne peux pas sourcer, est à prendre en considération pour comprendre ce qui se joue. La France préparerait pour le printemps une grande opération de décasage, visant à éradiquer une partie de l’habitat insalubre qui gangrène la banlieue de Mamoudzou, le chef-lieu. Cette opération, qui nécessite le concours d’importantes forces de l’ordre, ne peut se faire qu’avec l’accord des Comores, puisqu’elle implique le renvoi de milliers de Comoriens dans leurs îles natives. Or, jusqu’à présent les Comores rechignaient à récupérer leurs ressortissants puisqu’ils considèrent qu’ils sont chez eux à Mayotte. 

Etrangement, si l’on suit Le Monde, c’est la guerre en Ukraine qui aurait modifié la donne. Le président Comorien s’est en effet rangé dès le début du conflit du côté des occidentaux dans ce conflit, un précieux soutien africain, qui plus est à la présidence de l’Union Africaine. Il s’agirait donc d’un coup de billard à trois bandes, qui permettrait à Mayotte, confrontée à la multiplication de bidonvilles et à la violence de jeunes clandestins en déshérence de respirer un peu et conforterait le rattachement à la métropole. Les Russes semblent voir le coup venir puisque Sergeï Lavrov a récemment réitéré son soutien aux Comores dans leur revendication à la récupération de Mayotte, histoire de troubler un peu plus le jeu. Poutine ne s’était d’ailleurs pas gêné à L’Onu, lors de l’annexion de la Crimée, suite à un référendum d’auto-détermination, de rappeler à la France qu’elle avait la même chose à Mayotte.

Les prochaines semaines nous en diront sans doute un peu plus sur cette salade géopolitique, qui débute par l’accession d’un pays minuscule (moins d’un million d’habitants) à la tête d’une organisation continentale. Il est possible qu’un peu de papier s’imprime sur le sujet au printemps. 

Le temple du sucre

Sur la route du nord-ouest, dans un repli de terrain masqué par la végétation, il est un site fabuleux, comme sorti d’une ère post-apocalyptique : l’ancienne usine sucrière de M’tansgamouji à Mayotte. A l’image de certains temples d’Angkor, la végétation a littéralement cannibalisé les bâtiments, détruits par un cyclône en 1898, composant un décor qui laisse pantois.

Des arbres on carrément poussé au sommet des murs, laissant apparaître une dentelle de racines sur les flans des bâtiments. La végétation s’est fondue dans la pierre pour composer un ensemble inextricable où l’on ne sait plus distinguer le minéral du végétal. Cette ancienne usine, construite en 1856, est, selon le Ministère de la culture, “l’un des sites les plus complets au monde de l’aventure sucrière à l’époque de la machine à vapeur.” Classé monument historique en 2016, il est pour l’heure laissé en l’état de ruine magnifique, noyée dans la malavoune.

C’est un paysage éblouissant, qu’on ne peut arpenter qu’avec de bonnes chaussures en saison sèche, infesté de moustiques et de crabes de terre en saison des pluies. Et il se porte très bien ainsi, témoignant de la puissance de la végétation quand elle a décidé reconquérir les espaces qui lui ont été dérobés. Mais ce site est en quelque sorte menacé par l’homme. Non par les Mahorais, qui ne manifestent qu’un intérêt distrait pour ce témoignage de la colonisation au XIXe siècle, mais par les fonctionnaires du patrimoine, lesquels semblent avoir décidé de le rénover et de l’aménager pour en faire une destination touristique. Il fait, par ailleurs, partie des sites choisis par la fondation de Stéphane Bern. Pourquoi pas me direz-vous ?

Le problème est que dans les quelques documents disponibles sur les projets en cours il n’est à aucun moment question de végétation. La seule préoccupation des institutions semble être le sauvetage des bâtiments et la reconstitution d’une unité de production de sucre comme il en existait dans les colonies au XIXe (sachant que Mayotte n’a jamais été une colonie au sens propre du terme mais un protectorat, où l’esclavage prenait des formes plus subtiles que la propriété formelle des hommes). On n’ose penser que cette oeuvre de la nature pourrait être sacrifiée sur l’autel de la mémoire industrielle. Mais on a un peu peur quand même. 

Béatrice la grande

Béatrice Vallaeys passed away. Béatrice n’est plus et suis un peu orphelin, comme le dit fort justement une de ses amies. Béatrice est, en quelque sorte, ma maman en journalisme. Elle était un rêve incarné pour l’impétrant que j’étais en 1986 lorsque je débarquais à Libé, par la petite porte de la correspondance à Nantes. Une grande et belle jeune femme, ouverte, joyeuse, qui conjuguait simplicité, humour, autorité naturelle et pratiquait, sans avoir l’air d’y toucher, une subtile pédagogie. Elle adorait discuter encore et encore jusqu’à nous faire accoucher d’un angle, d’un mode de traitement et au final d’un article dont nous étions tous fiers écrit Jean Quatremer dans l’hommage rendu cette semaine dans les colonnes de Libération, où les témoignages s’accordent pour saluer la gentillesse, l’intelligence, le professionnalisme, la force de caractère mais aussi la jovialité, l’empathie de cette femme hors du commun, qui a marqué l’histoire du journal sans que les lecteurs décèlent le rôle qu’elle y jouait véritablement. Elle se gardait de la lumière. 

Béatrice Vallaeys, 21 février 1981, arrêt du journal ( © Photo Christian Poulin – 0175)

 

Nul besoin de jouer un rôle, la relation qui se nouait n’était pas formatée par le pouvoir, elle pouvait donner à un stagiaire la chance d’écrire l’enquête dont il rêvait et fermer la porte à un journaliste plus aguerri écrit Anne Diatkine dans cet hommage, soulignant la relation de confiance qui s’établissait spontanément avec elle pour peu qu’elle s’enthousiasme pour un sujet.  Cheffe du service Société, installée au milieu de ses ouailles sur le grand plateau de l’ancien parking transformé en rédaction rue Béranger, elle disposait d’une légitimité absolue à l’étage de la direction. Légitimité qui l’avait autorisée à m’embaucher sur un coup de fil, en 1987, après un an de piges, en court-circuitant toute la hiérarchie. Je ne savais pas à l’époque qu’elle faisait partie de l’équipe fondatrice du journal tant elle était discrète sur son parcours. Je mesure aujourd’hui tout ce que je lui dois et je regrette, comme souvent en pareil cas, de ne pas avoir trouvé l’occasion de lui avoir dit.

Nous avions, toutefois eu l’occasion de nous saluer ces dernières années par l’intermédiaire d’un éditeur commun, Henri Dougier, où elle avait publié Résurrection de l’Hermione à peu près en même temps que sortait mon Réenchanteur de ville dans la collection Le changement est dans l’R. J’étais très fier de signer un bouquin dans la même collection que cette grande dame, une de ces rares personnes qui vous marquent pour la vie. Repose en paix Béatrice, tu as semé un nombre invraisemblable de petites graines, sans  toujours t’en rendre compte, comme en témoignent aujourd’hui tous tes amis, tes poussins, qui continueront à te faire vivre par delà le temps. On pense à toi. 

 

 

Le stupide pouvoir d’achat

Existe-t-il une formule plus terrible, une expression plus stupide que Le pouvoir d’achat ? Je cherche en vain. Et pourtant, on ne peut pas allumer une radio française ces temps-ci sans entendre cette antienne tourner en boucle à longueur de bulletins. Alors que les Indiens brûlent sur pieds à Delhi, au sens propre, que les Ukrainiens sont écrasés sous les bombes dans leur propre pays, Le pouvoir d’achat serait la première préoccupation des Français. 

Le pouvoir d’achat :  deux mots, le pouvoir et l’achat. Je veux pouvoir, j’exige de pouvoir. De pouvoir quoi : acheter. Mais acheter quoi ? Ça ne vous regarde pas. Ce que j’exige c’est de pouvoir acheter quelque chose. Il n’est pas question dans cette formule de se nourrir, de se loger, de se vêtir, de se déplacer, de se distraire ou de se cultiver. Non il est question de pouvoir acheter. Une délicieuse chanson Super pouvoir d’achat a bien résumé, il y a quelques années, la débilité profonde de ce concept sans queue ni tête, qui claironne la victoire par KO de la société de consommation sur l’intelligence. “Si j’avais le pouvoir d’achat, je m’achèterais un barbecul, avec un allume-barbecul, et puis je m’achèterais un Rottweiler pour protéger mon barbecul.”

Faut-il fréquenter des gens vivant de pas grand chose sans se plaindre, regarder le plaisir qu’ont des gamins s’éclater en poussant de vieux pneus, pour s’offusquer des lamentations que poussent certains devant l’augmentation de quelques centimes du prix de l’essence ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est qu’extrait de la servitude volontaire, de la soumission aux injonctions de la mode ou de la technique, il est possible de vivre de peu. Et de vivre bien. Un livre de poche, un jeu d’échecs, une boite de crayons de couleur ne coûtent pas cher. 

Est-ce un hasard si ce sont les partis extrémistes qui se sont emparés de cette formule creuse pour faire fructifier leur petite boutique, contraignant le pouvoir en place à chercher quelque sparadrap pour calmer les foules. C’est de toute façon peine perdue, parce que ce pouvoir d’achat est un leurre. Plus on distribue de monnaie, plus sa valeur s’affaiblit, c’est mécanique. Et le blaireau paiera demain l’augmentation exigée de son revenu en inflation ou en monnaie de singe. 

Plus grave, l’Occidental ne mesure pas ce que ses exigences font peser sur ses contemporains moins bien lotis, en Afrique ou en Orient, et plus généralement sur l’ensemble des êtres vivants de la planète. Cette expression est à pleurer. J’en veux beaucoup à mes amis journalistes de ne pas interroger cette formule toute faite qui ne veut rien dire, de la légitimer chaque matin et chaque soir. Amen. 

La réunion des carnets

Il fallait faire quelque chose, prendre une décision, mettre un peu d’ordre dans ce foutoir. Les notes de lecture, les réflexions, les quelques dessins qui rythment le quotidien tropical du polygraphe étaient en train de s’éparpiller joyeusement dans la foultitude de carnets qui peuplent le logis, les sacs et les poches. Toutes sortes de carnets, brochés, reliés, cousus ou agrafés. Sans compter les feuilles de blocs d’esquisses qui commencent à s’envoler au gré des humeurs du ventilateur. J’ai donc convoqué ce matin une grande réunion des carnets en cours d’utilisation (je vous passe la pile de carnets pleins).

Comme toute réunion qui se respecte, nous avons commencé par un tour de table. A tout seigneur tout honneur, c’est le carnet chic qui a ouvert le bal, avec son habit du XVIIIe. Acquis lors d’un précédent séjour à Mamoudzou – faute de modèle plus courant – ce carnet est bien joli mais difficile à transporter. Il se contente donc de sages notes de lectures, prises à la maison.  Compliqué toutefois de le mettre au rebut, du fait que c’est, malgré les apparences, un autochtone. Le gros carnet relié de cuir, lui, vient de métropole, il est plus fantasque, pourvu d’un papier plus propre au dessin,  les notes y sont moins soignées, moins sourcées, entrelardées de réflexions saisies à la volée. Ces deux-là sont donc appelés à constituer la base des futurs relevés, si je veux un jour retrouver mes petits dans ce fatras.

Nous passerons sur l’agenda 2021 de la Pléiade (pour la première fois depuis 20 ans, je n’ai pas renouvelé mon agenda) qui conserve la fonction de répertoire téléphonique. Le carnet coloré provient, lui, des Indes. Doté d’un étrange papier velu, il sert principalement de carnet d’esquisses au crayon. Il peut conserver cette fonction. Viennent ensuite les carnets de poches, truffés de références pratiques, de titres de films, de livres, de noms d’artistes. De ces recommandations d’amis que l’on ne pense jamais à noter et qu’on se maudit d’avoir oubliées le lendemain. Remplis également de notes de lecture parce que l’un ou l’autre se trouvait au bon moment à portée de main. Des notes, comme celles-ci, surgies de nulle part “des yeux, comme fatigués par leur propre beauté”.  

La revue effectuée, nous sommes passés aux solutions d’avenir. Les deux élus vont récupérer les notes qui passent la rampe des carnets de poche, puis retrouveront leur liberté d’aller et venir. Quant aux dessins, que je commence à relever à l’aquarelle (exercice hautement périlleux) ils seront collés, quitte à être pliés, comme dans les bons vieux livres, histoire de dérouler le fil subjectif, baroque et illustré de remarques et scènes notables qui marquent ce séjour austral. Jusqu’à ce que le foutoir s’installe à nouveau. Ce qui ne saurait tarder.